Parcours dans les centres fédéraux pour requérantEs d’asile en Suisse

Parcours dans les centres fédéraux pour requérantEs d’asile en Suisse

Alors que le chantier du futur centre fédéral de renvoi du Grand-Saconnex à Genève a démarré malgré la forte mobilisation qui s’est dressée contre ce bâtiment de haine, nous décidons de publier un témoignage que nous avions diffusé sous forme de brochure lors de la manifestation « Non au centre de renvoi ! » qui avait réuni quelques 1500 personnes dans les rues de Genève le 3 octobre 2020. Ce récit condense toute l’injustice du système « restructuré » de l’asile en Suisse et de ces centres fédéraux : conditions de vies carcérales, violences des agents de sécurités, dysfonctionnement d’une assistance juridique au rabais directement mandatée par un organisme d’état dont l’obsession est l’accélération des renvois, cynisme des responsables. Plus que jamais dignité et justice sont déniées aux personnes qui cherchent refuge en Suisse. Pour qu’un jour ces centres fédéraux rejoignent les baraquements de travailleurs saisonniers dans le passé honteux d’une Suisse raciste et exploiteuse, la résistance s’amplifie.

Témoignage de Moulay Htatou, membre du Collectif pour la dénonciation de la dictature au Maroc recueilli par le Silure en décembre 2019

« Ça marche comme ça ici. »

Je viens du Maroc. J’ai demandé l’asile à Bâle. Les fonctionnaires m’ont pris mon dossier de preuves et mes cartes. Ils m’ont rendu juste ma carte bleue et ma carte d’assurance maladie des Pays-Bas. J’y suis resté trois heures. Je leur ai demandé des photocopies de mon dossier parce que j’en aurais besoin. Ils ont refusé. Ils m’ont dit : « Ça marche comme ça ici ». Ils m’ont donné un ticket de train valable 24h pour me rendre au centre fédéral de Boudry. J’y ai passé la visite médicale. Il y avait des Marocains, des Algériens, des Syriens et des personnes d’autres nationalités. Certains parlaient français, mais d’autres parlaient espagnol, anglais, arabe et pas de français. Une infirmière m’a demandé de traduire pour un monsieur. Il m’a dit de dire à l’infirmière qu’il avait eu une relation avec une femme et qu’il avait une maladie qui « colle au sang », qu’il n’arrivait pas à bouger, qu’il buvait de l’alcool pour résister et qu’il lui fallait des médicaments. Je l’ai dit à l’infirmière en précisant que c’était peut-être urgent. Elle a répondu qu’un rendez-vous allait être fixé à l’hôpital. J’ai insisté pour qu’on l’emmène aux Urgences. Elle ne voulait pas m’écouter, alors j’ai dit : « C’est bon, pas de soucis. Vous m’avez appelé pour faire la traduction, je l’ai fait. ».

Je suis resté environ 2 semaines au centre de Boudry. Le monsieur malade continuait de me dire :« Je dois boire de l’alcool pour résister ». Il m’a demandé de l’accompagner à l’infirmerie et de traduire pour lui. J’ai rappelé à l’infirmière : « Vous aviez dit qu’il aurait un rendez-vous. Ça fait déjà plusieurs jours et il ne se passe rien. » Elle m’a répondu :« On va lui donner un rendez-vous. » J’ai dit : « Ce n’est pas juste. C’est peut-être grave. ». Elle m’a dit : « Soyez patient. » Mais qui sont ces gens avec qui je parle? Des personnes impitoyables. Pour eux, la vie des gens n’a pas de valeur. Ils nous traitent comme des animaux.

« Comment on va faire ? Mon dossier est au Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM). Vous n’avez pas pu en prendre connaissance. Comment pouvez-vous me défendre ? » Il m’a répondu : « Ils ne veulent pas me donner tes documents. ». J’ai dit : « Pas possible ! Je quitte le Maroc et je me retrouve ici dans un état sans justice ! Vous êtes mon avocat, il faut demander mon dossier. »

Je me suis rendu au bureau de Caritas* qui se trouve à l’extérieur du centre pour demander un rendez-vous. Lors du rendez-vous, l’avocat m’a dit qu’il n’avait pas le dossier de preuves que j’avais transmis aux autorités. J’ai dit : « Comment on va faire ? Mon dossier est au Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM). Vous n’avez pas pu en prendre connaissance. Comment pouvez-vous me défendre ? » Il m’a répondu : « Ils ne veulent pas me donner tes documents. ». J’ai dit : « Pas possible ! Je quitte le Maroc et je me retrouve ici dans un état sans justice ! Vous êtes mon avocat, il faut demander mon dossier. » Il m’a demandé si j’avais des preuves. J’ai dit : « Toutes mes preuves sont au SEM. Ça veut dire que vous n’allez rien faire ?! » Il m’a répondu : « Ça marche comme ça ici. »

Lors du premier entretien avec le SEM, les fonctionnaires m’ont posé des questions sur mon père, ma mère, etc. J’ai répondu. Lors du deuxième entretien, ils m’avaient changé d’avocat. Ils m’ont posé des questions pendant environ 45 minutes. La femme qui menait l’entretien m’a dit : « Il faut se dépêcher parce qu’on a d’autres entretiens. » J’ai répondu: « Les autres entretiens, ce n’est pas mon problème. J’ai une longue histoire que je ne peux pas raconter en 45 minutes. » Elle m’a dit : « C’est comme ça chez nous, c’est la loi. » J’ai dit : « Ça me fait penser au Maroc ! » Ils n’ont pas aimé que je dise ça. Elle m’a demandé de signer un document. J’ai dit que je n’avais pas fini. Elle a insisté : « Il faut le signer. » Même le juriste a dit : « C’est bon, on a fini. » Je lui ai dit : « Monsieur, vous n’avez pas le droit de me parler. Vous n’êtes pas mon avocat. Je ne vous connais pas. C’est la première fois que je vous vois. Je ne signe pas parce que j’ai d’autres éléments à ajouter. » En plus, le juriste n’avait pas connaissance de mon dossier. Je n’ai pas signé. Plus tard, j’ai récupéré mon dossier de preuves, mais il manquait encore quelques documents. J’ai demandé comment faire pour les récupérer. J’ai demandé au minimum un accusé de réception pour ces derniers. Mais ils ont refusé. Je leur ai dit :« Ça ne va pas. Vous dites qu’il y a de la justice, mais elle est où votre justice ? »

« Il m’a dit : « Tu vas sortir d’ici. » Il m’a pris le poignet. Il a voulu le casser. Mais il n’y arrivait pas, il était faible. Moi, je ne voulais pas me battre. Je savais que la faute retomberait sur moi. Il m’a saisi. J’ai répété plusieurs fois: « Lâche-moi ! » Je n’arrivais pas à respirer. Il m’a dit : « Je te tue. Je te tue là ! » Après je suis tombé à terre. J’ai reçu des coups. »

La veille de mon transfert pour le centre fédéral de Giffers, je voulais charger mon téléphone. Dans le centre de Boudry, on dort à 12 par chambre. Il n’y a pas de prises électriques dans les chambres. Pour charger son téléphone, il faut aller dans les salles communes, mais il y a toujours beaucoup de demandeurs d’asile qui y chargent leurs téléphones. Je ne voulais pas faire de problèmes. On était beaucoup à vouloir charger notre téléphone ce soir-là. Je chargeais mon téléphone dans le couloir quand trois agents de sécurité sont arrivés. Ils m’ont dit : « Vous allez être pénalisé. » J’ai demandé pourquoi. Ils m’ont répondu : « Vous n’avez pas le droit de rester dans les couloirs après 23h. » J’ai dit : « Mon problème c’est que je vais être transféré demain matin et que mon natel est à 0 %. » Parmi les agents de sécurité, un était un arabe, Marocain ou Algérien je crois, venu de France, l’autre était un Français et le troisième, je le voyais pour la première fois, c’est certain qu’il n’était pas suisse. Ils m’ont dit : «Donnez-nous votre carte pour qu’on y inscrive votre pénalité. » J’ai répondu : « Même si vous m’infligez une pénalité, demain j’ai mon transfert. J’ai juste besoin de charger mon téléphone. » Les agents m’ont dit : « Nous, on suit le règlement. » J’ai dit : « Si vous ne me laissez pas le faire ici, je sors du centre pour trouver un lieu où charger mon portable. » L’agent qui était derrière moi m’a dit : « Ah, tu ne veux pas nous donner ta carte ! » J’ai répété: « Je veux sortir. » Il m’a dit : « Tu vas sortir d’ici. » Il m’a pris le poignet. Il a voulu le casser. Mais il n’y arrivait pas, il était faible. Moi, je ne voulais pas me battre. Je savais que la faute retomberait sur moi. Il m’a saisi. J’ai répété plusieurs fois: « Lâche-moi ! » Je n’arrivais pas à respirer. Il m’a dit : « Je te tue. Je te tue là ! » Après je suis tombé à terre. J’ai reçu des coups. Les deux autres agents ne m’ont pas frappé.

Ensuite, je ne m’en souviens pas, car j’ai perdu connaissance. Ce qu’on ma dit, c’est qu’ils m’ont tiré sur le sol depuis le premier étage jusque dehors, par les escaliers. A l’extérieur, il faisait froid. J’avais juste un tee-shirt et le froid m’a réveillé un peu. Des requérants d’asile ont filmé quand j’ai été tiré sur le sol. Les agents de sécurité sont rentrés pour tenter de leur faire supprimer les vidéos. Mais quand ils sont arrivés vers les requérantes d’asiles, c’était des Marocains, des Algériens qui ne croient plus du tout en l’asile. Il y a eu des bagarres à l’intérieur parce qu’ils refusaient de supprimer les vidéos. Je ne sais pas tout ce qui s’est passé. La police est arrivée : entre 3 et 5 voitures. Les voitures de police ne sont pas toutes arrivées en même temps. Je me souviens que lorsque l’une d’elle est arrivée, j’étais avec un autre demandeur d’asile. L’agent de sécurité qui m’a tabassé nous a dit devant la police : « Vous, je vous tue ! ». Et les policiers n’ont rien dit ! Un truc comme ça, c’est impardonnable. Je me suis dit : « C’est bizarre, je suis de retour dans la ferme du roi du Maroc ?! ». Les policiers ont emmené aux Urgences une personne blessée qui saignait et sont partis. Après, les agents de sécurité n’ont pas voulu nous laisser rentrer, l’autre requérant d’asile et moi. J’ai dit : « Si je ne rentre pas maintenant, je me déshabille et d’ici demain matin, avec ce froid, je suis mort, c’est sûr. » Une femme adorable qui travaille dans le centre m’a dit : « S’il te plaît, donne moi 5-10 minutes et je vous fais rentrer ». Après 5 minutes, le femme est venue et nous a dit : « Vous pouvez rentrer. »

Je suis alors retombé sur les deux agents de sécurité et je leur ai dit : « Je n’ai pas de problème avec vous. Je vous ai parlé correctement. Pourquoi votre collègue veut-il me tuer ? Il l’a même dit devant vous. » Un d’eux m’a répondu : « La police a pris son identité ». Les requérants d’asile m’ont dit que c’était toujours cet agent qui créait des problèmes au centre. Ils avaient la rage contre lui, contre la façon dont il m’avait tiré. Ils pensaient qu’il n’hésiterait pas à faire pareil avec eux. J’ai leur ai demandé les vidéos et ils m’ont dit : « T’inquiète pas, on les a. »

Entre la peur et la douleur dans le dos, je n’ai pas pu dormir. Au matin, je suis parti au commissariat de Boudry. Je suis tombé sur une femme à la réception et je lui ai dit : « Je veux porter plainte contre un agent de sécurité. » Elle m’a répondu : « Ok racontez-moi. » J’ai donné le document d’identité que le SEM m’avait donné. Elle m’a dit : « Mais chez vous il n’y a pas la guerre. » J’ai répondu : « Ce n’est pas votre problème. Je suis venu pour porter plainte. » Elle m’a dit : « C’est bon, donnez-moi votre numéro, je vais enregistrer la plainte. » J’ai demandé : « Vous n’avez pas de main courante ici en Suisse ? » Elle m’a répondu : « Ah, vous faites des problèmes ! » J’ai dit : « Je ne suis pas ici pour être empêché de dire ce que je veux dire. » Un autre policier m’a demandé de le suivre. Je lui ai montré les vidéo. Je sais pas ce qu’il a fait dans son ordinateur. En tous cas, il a regardé les vidéos. Puis il a dit :« C’est bon. » J’ai demandé si je devais signer quelque chose. Il m’a répondu : « Ici en Suisse, ça ne se fait pas comme ça. » Quand je raconte cette histoire aux gens, ils me disent que ce n’est pas vrai, que ça n’a pas pu se passer comme ça. Alors je leur dis qu’il y a des caméras dans ce commissariat et qu’on peut sûrement voir sur leurs images si j’étais vraiment là-bas.

« Je leur ai dit que je n’avais pas confiance en Caritas, que ces gens-là ne faisaient pas leur boulot. Elles m’ont répondu qu’il fallait que je fasse confiance à leur avocat. Alors j’ai dit : « Cet avocat, je ne le connais pas. Ça vous semble juste que j’aie un avocat dont je ne connais ni le numéro de téléphone, ni l’email, ni l’adresse ? » »

Je suis venu à Genève parce que quand j’étais au Pays-Bas j’avais déjà pensé à faire la grève de la faim devant le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). J’avais demandé l’autorisation à Caritas et au SEM, ainsi qu’au responsable du centre fédéral. Mais ils m’avaient refusé ce droit. J’ai quand même commencé ma grève de la faim à Giffers, puis je suis venu à Genève, pendant 7 jours je crois, à la place des Nations.

Un matin, je me suis rendu au bureau du HCR qui se trouve à côté de la place des Nations. J’étais venu en Suisse parce que je croyais que le HCR, c’étaient des gens crédibles. J’ai demandé un rendez-vous. Le réceptionniste m’a dit qu’il devait appeler pour demander si quelqu’un pouvait me rencontrer. J’ai dû attendre. A 11h30, ils m’ont dit que j’avais un rendez-vous à 14h. Ils ont pris des photos de moi et m’ont contrôlé. Je suis rentré dans une pièce à droite de l’entrée. Il y avait deux femmes. Elles ont regardé les vidéos et ont pris des notes. Je leur ai dit que je n’avais pas confiance en Caritas, que ces gens-là ne faisaient pas leur boulot. Elles m’ont répondu qu’il fallait que je fasse confiance à leur avocat. Alors j’ai dit : « Cet avocat, je ne le connais pas. Ça vous semble juste que j’aie un avocat dont je ne connais ni le numéro de téléphone, ni l’email, ni l’adresse ? » Elles m’ont répété que je devais faire confiance à l’avocat et qu’elles, elles travaillaient dans les pays d’origine. Elles m’ont dit : « On n’a pas à se mêler des affaires en Suisse. Nous, on travaille sur le terrain. » – « Vous travaillez sur le terrain ?! Moi je suis berbère marocain. Sur les terres de l’Atlas, je n’ai jamais vu un mec qui travaille avec le HCR. Et là-bas, on n’a pas de scolarité, rien ! » Elles m’ont regardé et dit : « Monsieur, nous ne pouvons rien faire pour vous. » J’ai dit : « Vous êtes des opportunistes, des hypocrites. J’ai perdu mon temps avec vous. Ce que vous faites ici, c’est du business. ».

A la place des Nations, la police est venue me dire : «Vous n’avez pas le droit de faire une manifestation. Il vous faut une autorisation. » J’ai répondu : « Dans les pays démocratiques, il n’y a pas besoin de demander une autorisation pour manifester seul. Je suis un militant des droits de l’homme. Je veux faire passer mon message, c’est ça mon but. » Ils m’ont dit : « Ici, ça ne se fait pas comme ça. » J’ai répondu : « Alors il faut appeler votre chef. » Ils m’ont demandé ma carte. J’ai donné le papier que j’avais reçu du SEM et ils m’ont dit : « Avec cette carte, ça ne marche pas. » J’ai répondu : « Si ça ne marche pas, il faut regarder ça avec votre État. Ce n’est pas moi qui donne des papiers comme cela. ».

Lorsque j’étais à Genève, j’appelais régulièrement Caritas pour avoir des nouvelles de ma demande d’asile et leur dire que je pouvais facilement me déplacer chez eux si besoin. Le 5 novembre, la décision du SEM est tombée mais je ne l’ai pas su. Je communiquais par WhatsApp avec Caritas. Dès le premier jour, je ne m’étais pas senti vraiment en confiance avec le personnel de Caritas alors je me suis dis qu’il fallait que je garde des traces : quand j’envoyais un message, je faisais une capture d’écran. Je leur avais écris que si il y avait du nouveau, je me déplacerais rapidement. Mais quand la décision est sortie, ils ne m’ont pas averti alors que, le même jour, j’avais eu avec eux un échange de messages WhatsApp !

« Et il m’a encore dit : « Tu sais que quelqu’un s’est suicidé ici ?». -« Oui, j’en ai entendu parlé ». Il a poursuivi avec sang froid : « Quelque chose a changé ici depuis ? ». »

J’ai poursuivi ma grève de la faim au centre fédéral de Giffers. J’ai demandé à aller aux Urgences mais ils ont refusé d’appeler une ambulance. Je suis parti à l’hôpital par mes propres moyens. Là-bas, ils ne m’ont pas pesé pour savoir combien j’avais perdu de poids. Ils m’ont fait une radio, car je toussais beaucoup. Ils ont dit : « Tu n’as rien. Il faut juste que tu arrêtes la grève de la faim. » J’ai parlé à des amis qui m’ont conseillé d’arrêter. En tout, j’ai fait 11 jours. Par la suite, le directeur du centre de Giffers m’a convoqué. Là-bas, ils me surveillaient, ils avaient peut-être peur que je filme à l’intérieur du centre. Le directeur m’a dit : « Si tu veux faire la grève de la faim, il y a une forêt ici. » J’ai dit : « Vraiment ? » Il m’a dit : « Il y a une autre personne qui a fait la grève de la faim ici avant toi. Je l’ai fait alimenter de force. » J’ai répondu : « La forêt, c’est pour les animaux. J’ai le droit de protester. » Il m’a dit : « Non, ça ne marche pas comme ça chez nous. » Il m’a ensuite parlé du Maroc, en me disant tout le bien qu’il pensait du roi. Ce à quoi j’ ai répondu : « Mais si il te plaît tellement le roi, va vivre là-bas !» Il m’a répété que si je voulais faire la grève de la faim, je ne pouvais pas le faire dans son centre, parce qu’il ne voulait pas de problèmes. Et il m’a encore dit : « Tu sais que quelqu’un s’est suicidé ici ?». -« Oui, j’en ai entendu parlé ». Il a poursuivi avec sang froid : « Quelque chose a changé ici depuis ? ». Je lui ai répondu: « Tu en es fier ? ». Beaucoup de responsables m’ont parlé ainsi. Ce sont vraiment des personnes cruelles. Je me suis dit : « J’ai fui la ferme du roi Mohammed VI pour la retrouver ici ! ». A Giffers, ils ne m’ont jamais donné les 3CHF par jour auxquels j’avais droit. Ils prétendaient que j’avais disparu, alors qu’ils savaient très bien que j’étais en grève de la faim à Genève, puisque j’avais demandé l’autorisation. Je suis resté environ 2 semaines à Giffers avant d’être transféré au centre fédéral de Vallorbe.
A mon arrivée à Vallorbe, un Securitas m’a dit : « Chez nous, on ne veut pas de problème. » J’ai dit : « Est-ce que moi je cherche des problèmes ? » Ils avaient dû recevoir des avertissements à mon égard. Ils ont dit : « Ici, il y a des règles… » J’ai répondu : « Je ne cherche pas des problèmes. ».

A Vallorbe, il n’y avait pas d’eau chaude. Là-bas, à 23h ils éteignent la lumière et à 6h, ils te réveilles en tapant sur les portes. Là-bas, chaque jour les agents de sécurité tapaient des gens. Là-bas, on a vécu l’enfer.

«  Ce système ici, c’est pas normal ou c’est moi ?! On a demandé l’asile politique et on continue d’avoir peur. Mais on n’est plus au Maroc ou en Algérie ! « 

En vérité, il y a des agents de sécurités qui sont sympas. Je ne veux pas tout mélanger. Il y en a qui sont corrects. Mais il y en a qui sont agressifs, qui frappent. Une fois, un Marocain s’est fait tabassé par un agent. Sur le moment, je n’ai pas voulu filmer, car l’agent était très proche de moi et aurait pu porter plainte contre moi, car on a pas le droit de filmer dans le centre. J’ai seulement filmé après, le sang dans la chambre. Il y avait des gens qui pleuraient, même des enfants. Une autre fois, un mec a eu un problème avec un agent de sécurité. Il a pris un rasoir et il s’est taillé les bras. Un Algérien qui a vu la scène a commencé lui aussi à se mutiler. Ils ont été à l’hôpital. J’ai demandé à l’Algérien pourquoi il avait fait cela. Il m’a répond: « Je n’aime pas l’injustice. » Le camarade n’avait rien fait et ils l’avaient battu.

J’ai proposé plusieurs fois aux autres de faire une vidéo avec moi pour dénoncer ce que nous vivions. Je leur ai dit : « Ce système ici, c’est pas normal ou c’est moi ?! On a demandé l’asile politique et on continue d’avoir peur. Mais on n’est plus au Maroc ou en Algérie ! »

La décision du SEM me concernant était donc déjà sortie, mais moi je ne le savais pas. Le 5 décembre, les agents de sécurité m’ont appelé. Ils m’ont dit :« Vous avez rendez-vous avec le SEM. ». Un vol Zurich – Nice était prévu pour moi. J’ai demandé : « Vous êtes sérieux ? » Ils ont dit : « Le vol est prévu pour le 10 décembre. » J’ai demandé : « Mais elle est où la décision ? » Ils m’ont dit : « Vous avez eu la décision, dans vos propres mains. » J’ai répondu : « Non. Vous en avez la preuve ? » Ils ont dit : « On s’en fout. » Ensuite, je leur ai dit tranquillement : « Moi j’ai des preuves que je n’ai pas reçu la décision. ». Et j’ai insisté pour qu’ils me donnent ma décision. Ils ne voulaient pas. Ils disaient que l’imprimante ne marchait pas. J’ai dit : « Il y a une imprimante à Caritas. C’est ma décision. Vous n’avez pas le droit de pas me la donner. » Ils m’ont dit : « La décision, c’est votre avocat qui doit vous la donner. » J’ai répondu : « Mais moi, l’avocat je ne le connais même pas. » Plusieurs fois, j’étais aller au bureau de Caritas pour demander un rendez-vous, je leur avais même envoyé des emails et ils ne m’avaient jamais répondu. Finalement, les agents m’ont dit : « Allez faire un tour et revenez dans 1h. » Je me suis dit : « C’est bon là je vais faire une connerie… » Une heure après, un agent de sécurité est venu me chercher et m’a amené ma décision. Il m’a dit que je devais signer un accusé de réception. Je l’ai signé.

«  Je lui ai encore rappelé : « Vous avez demandé par email un rendez-vous à un de vos avocat mais vous ne vouliez pas me donner son numéro. Vous m’avez dit que l’État ne paie pas beaucoup pour les avocats. ». Je leur ai montré que j’avais la preuve, par capture d’écran, que nous avions échangé par messages le 5 novembre, le jour où la décision me concernant était tombée. Elle m’a dit : « C’est une erreur. » »

Ensuite, j’ai parlé avec un monsieur qui s’appelle D. et qui aide beaucoup de gens au centre, un bénévole je crois. Je lui ai demandé s’il trouvait ça juste. Il m’a dit que non et m’a emmené à Caritas. J’ai filmé. Au début, l’employée de Caritas m’a dit : « Vous étiez en grève de la faim. » J’ai répondu: « J’ai des preuves que, malgré ma grève de la faim, le jour de la décision, je vous ai contacté.». Je lui ai encore rappelé : « Vous avez demandé par email un rendez-vous à un de vos avocat mais vous ne vouliez pas me donner son numéro. Vous m’avez dit que l’État ne paie pas beaucoup pour les avocats. ». Je leur ai montré que j’avais la preuve, par capture d’écran, que nous avions échangé par messages le 5 novembre, le jour où la décision me concernant était tombée. Elle m’a dit : « C’est une erreur. » J’ai dit : « Je m’en fous que ce soit une erreur ! Ce n’est pas de ma faute.» Je me suis aussi rendu dans les bureaux du Bâtonnier de l’Ordre des avocats vaudois à Lausanne pour dénoncer la manière dont j’avais été traité par Caritas. Mais la secrétaire du Bâtonnier n’a rien voulu faire pour moi.

« Ils ont dit : « On va t’emmener au poste. Vous les Marocains, vous n’avez pas le droit de demander l’asile ici. » Je leur ai demandé : « Vous êtes la justice ? Vous êtes les juges ? » »

Il fallait que je fasse recours contre la décision. J’ai pris le train pour Saint-Gall, où se trouve le Tribunal Administratif Fédéral (TAF). Je me suis fait contrôler. Le contrôleur m’a fait descendre à Berne en menaçant d’appeler la police. Ensuite, j’ai pris le train pour Zurich. Là, je suis resté avec mes deux sacs, un contenant mon dossier, l’autre mes affaires. J’ai dormi dans la rue. Une nuit que je dormais à la gare sur une chaise, la police est venu et m’a interpellé en allemand. J’ai dit : « Je ne parle pas allemand. » Eux ne parlaient pas bien le français : « Votre pièce d’identité ! ». J’ai montré la carte. Ils ont dit : « On va t’emmener au poste. Vous les Marocains, vous n’avez pas le droit de demander l’asile ici. » Je leur ai demandé : « Vous êtes la justice ? Vous êtes les juges ? » Ils ne voulaient pas que je leur parle comme ça. Ils m’ont mis dans une fourgonnette avec un grillage, où tu es accroupi comme un chien. Au commissariat, ils m’ont demandé de me déshabiller entièrement. Il faisait froid. Déjà à la gare, j’avais de frissons. Ils m’ont laissé comme ça 5-10 min. Plus tard, ils m’ont dit : « On a regardé si tu avais un casier, pour nous il n’y a pas de problèmes. » Ils n’ont pas trouvé de vols ou un quelconque délit à me reprocher. Ils ne se sont même pas excusés.

Ensuite, j’ai pris le train pour Saint-Gall. Là-bas, je suis resté à la gare jusqu’à ce qu’elle ferme. Dehors, le temps était glacial. Il y avait une banque ouverte mais je ne voulais pas être vu par les caméras. Je savais qu’un vol était prévu pour moi et que si la police m’arrêtait là, elle pouvait me mettre en rétention à Zurich. J’ai passé la nuit dans un parking souterrain. Un agent de sécurité m’a trouvé et m’a dit : « Tu peux dormir là, mais tu ne vas pas résister au froid». Puis, il m’a donné des cigarettes. J’ai mis tous les habits que j’avais, mais au milieu de la nuit, je n’arrivais plus à résister. Quand la gare a rouvert, je suis allé m’y réchauffer.

A 8h, je suis parti au TAF. J’ai raconté ce qui m’était arrivé. Ils m’ont dit : « Ça ne marche pas comme ça chez nous. Tu as dépassé les 5 jours pour faire recours. » J’ai demandé si je pouvais parler à un responsable parce que, n’ayant pas été mis au courant de la décision me concernant, ce n’était pas de ma faute si je n’avais pas pu respecter le délai. Ils m’ont dit : « Non, tu perds ton temps ici. » Ils m’ont demandé de remplir des papiers que j’ai signé. J’ai voulu raconter que j’avais une histoire, avec des preuves mais… Avec qui je parle?! Avec des gens qui ne n’ont rien à foutre. Tu meurs, tu vis, ça n’a pas d’importance pour eux.

« Aujourd’hui si la Suisse m’expulse en France, la France me renverra sous la dictature marocaine. Son gouvernement protège la monarchie. Moi je suis républicain. Pourquoi j’obéirais à un roi prédateur et dictateur ? »

Je suis retourné à Genève où je suis resté quelques jours. Ils ont envoyé un courrier me concernant à Vallorbe. En y allant, je n’avais pas confiance. Je me disais, si les flics me touchent, je les mords. Ce n’était qu’une convocation du SEM. C’est ça que je ne comprends pas. Est-ce que le TAF et le SEM c’est pareil ? Le directeur de Vallorbe m’a dit que j’étais un voleur, que j’avais reçu cinq amendes dans le pays. Il m’a fait du chantage : « Je peux appeler la police et ils te mettront en prison. » J’ai demandé: « Vous êtes sérieux là ? » – « Oui. » Je me suis dit qu’il ne fallait pas qu’il appelle la police. J’ai dit : « Je ne suis pas un voleur, j’ai des amendes de train. » Il m’était déjà arrivé la même chose avec des agents de sécurité et des responsables de centres. Dès que je dis que je suis Marocain, ils pensent que je suis un voleur. Ils disent : « Algériens, Tunisiens, Marocains, que des voleurs ! ».

Auparavant, après la France, j’ai essayé de trouver refuge au Pays-Bas, mais là-bas comme ici, ils ne t’écoutent pas, ils ne font qu’appliquer Dublin. Aujourd’hui si la Suisse m’expulse en France, la France me renverra sous la dictature marocaine. Son gouvernement protège la monarchie. Moi je suis républicain. Pourquoi j’obéirais à un roi prédateur et dictateur ?

Je suis contre tout ça. Ce qui se passe ici en Suisse me fait peur. Quand je parle avec des gens, que je raconte mon histoire, je rencontre des personnes venant d’Amérique du Sud, ou même des Suisses, qui me rapportent des trucs qu’elles ont vécus ici qu’on ne peut pas pardonner, qui choquent le cœur. Ils me disent : « T’as encore rien vu ! ». Je leur réponds : « Alors il faut dénoncer ! ». Aujourd’hui, un mineur qui dort avec nous à l’église depuis deux jours m’a dit qu’on a exigé de lui qu’il ramène son acte de naissance, s’il voulait dormir dans un centre ou un hôtel. Imaginez, ce gamin : il a pas de famille, il va faire comment ? C’est un mineur ! Il a 16-17 ans, il doit aller à école !

* Caritas : Caritas suisse est une association membre du réseau international de Caritas regroupant 165 organisations. Depuis la dernière révision du droit d’Asile en Suisse en 2019, Caritas a été mandaté par le Secrétariat d’Etat aux Migrations pour fournir une représentation juridique gratuite aux requérant.e.s dès leur premier jour en Suisse. Une assistance juridique au rabais directement mandatée par un organisme d’état dont l’obsession est l’accélération des renvois…

Lettre ouverte à la société (par une employée de Swissport Genève)

Lettre ouverte à la société (par une employée de Swissport Genève)

Les négociations pour le renouvellement de la CCT de Swissport n’ayant pas abouti, celle-ci est arrivée à échéance le 31 septembre 2020. En date du 4 janvier 2021, les employé.e.s ont reçu un courrier avec de nouveaux contrats et de nouvelles conditions de travail à signer d’ici le 28 janvier 2021, faute de quoi ceci “entraînera conséquemment une fin des rapports de travail”.

Cinq mobilisations ont été organisées du 12 au 22 janvier dernier afin de ramener la Direction à la table des négociations. Celles-ci ont mené à une rencontre entre la Direction, les syndicats et le Conseiller d’Etat Mauro Poggia qui aura lieu ce lundi 25 janvier à 16h00. Un rassemblement a lieu lundi 25 janvier à 15h00 au Bourg-de-Four.

Voici le témoignage d’une employée de Swissport.

La prochaine fois que vous prenez l’avion, pensez donc aux fourmis ouvrières se cassant la santé mentale et les reins, pour un si maigre bout de pain.”

Chères concitoyennes, Chères vacancières, Chères politiciennes, Chères journalistes*, et j’en passe, bref, Chère société,

Depuis fin 2018, je suis « agente d’escale auxiliaire » chez Swissport dans un service dédié à l’une des compagnies clientes qui vous permet de vous envoler pour Tenerife selon les périodes pour CHF29,90. En quoi consiste mon emploi ? Sans entrer dans les détails, je suis préposée à l’enregistrement des passagers et de leurs bagages pour la compagnie d’aviation low cost orange. En plus de cela, je scanne vos billets et vérifie que vous ayez le droit de vous envoler vers telle ou telle destination en porte d’embarquement. Finalement, je m’assure de votre sécurité lors de l’arrivée des avions. L’ajout de la mention « auxiliaire » signifie que je suis payée à l’heure et non pas sur une base fixe mensuelle. Les avantages ? Je peux plus librement déterminer, avec l’accord de l’employeur, mes horaires de travail. Les inconvénients ? Je dois être très disponible sans pour autant avoir un minimum d’heures garanties par mois, je peux avoir des « tours » (ou « shifts » dans la terminologie globalisée de l’aviation et de plus en plus de milieux professionnels mondialisés) de 3 à plus de 8 heures sans régularité, entre 4h et minuit environ. J’ai choisi de me consacrer aux horaires « tardifs » afin d’éviter de prendre le bus à 3h du matin en compagnie des fêtards, après 15 minutes de marche. Heureusement j’ai déménagé depuis et je vis beaucoup plus proche de l’aéroport, contrairement à certain.e.s collègues qui passent plusieurs heures pour faire le porte-à-porte. J’ai droit à 30 minutes de pause non rémunérée pour les shifts de 6h à plus de 8h. Souvent, j’effectue des shifts de 5h30 sans aucune pause.

Je dois être très disponible sans pour autant avoir un minimum d’heures garanties par mois, je peux avoir des « tours » (…) de 3 à plus de 8 heures sans régularité, entre 4h et minuit environ…”

Après une formation non-rémunérée équivalente à une semaine de travail, j’ai été propulsée dans ma nouvelle « fonction », avec l’uniforme adéquat. Ce fut la croix et la bannière pour récupérer à temps toutes les pièces d’uniforme avec divers aller-retour à l’autre bout de l’aéroport (évidemment ce temps n’est pas payé, ce serait trop facile sinon !), le badge permettant de travailler sur la plateforme aéroportuaire, pour lequel un extrait de casier judiciaire est exigé (à nos frais), le code-barre permettant de badger et d’autres détails administratifs des plus chronophages. Je dois consulter mes horaires sur mon portable ou mon ordinateur privé. Avec Covid, ceux-ci sont constamment sujets à modification. On m’a même une fois appelée avant le début de mon shift pour me donner les tâches à faire. J’étais sur mon vélo pour me rendre au travail… Mais on ne bronche pas, on fait tout. Tout bien. On arrive à l’heure, toujours (sinon menace de licenciement). Je peux devoir badger entre 14h00 et 14h03 pour le début de mon shift et devoir commencer un embarquement à 14h05 à l’autre bout de l’aéroport (il faut, bien entendu, entre temps que je passe le contrôle de sûreté et me rende à la porte adéquate). Je préfère donc anticiper et arrive toujours 10 minutes en avance (voire plus).

Je dois apporter mes propres stylos. Je dois aussi bien souvent utiliser mon propre téléphone portable, que ce soit pour appeler « la dispo » (les personnes en charge de me m’attribuer mes « tâches ») ou bien tout simplement pour vérifier les conditions d’immigration pour telle destination, la plupart des ordinateurs étant dépourvus de connexion internet. Nous travaillons avec du matériel daté, usé, que ce soient les ordinateurs issus d’un autre âge qui tombent régulièrement en panne ou les espèces de ficelles jaunes que je dois tendre pour la sécurité des passagers lors des débarquements. Régulièrement celles-ci ne sont pas disponibles et/ou dans un état tellement piteux que nous perdrions trop de temps à les mettre puis les enlever quelques minutes plus tard pour le (re)décollage. On fait au mieux, avec ce qu’on a. Nous n’avons depuis peu plus de service clients. Pourtant j’avais cru être engagée pour être au service de la clientèle… Par gentillesse, par altruisme, par zèle, j’ai donc déjà fait (et bien avant Covid !) des modifications de réservations sur mon portable (je ne suis pas formée à le faire dans le système) et j’ai plus récemment même téléchargé des tests PCR de passagers sur mon portable à nouveau ! Je n’aurais peut-être pas dû. Comme je n’aurais pas dû parfois prendre les choses en mains et essayer de savoir s’il ne restait pas des passagers pour telle ou telle destination dans la file avant fermeture aux guichets, ou leur courir après en porte. Non, peut-être n’aurais-je pas dû. Ce n’était pas dans « mon cahier des charges ». Mais je vous assure que si nous ne faisions pas tout ce que nous ne devrions pas, la boîte ne tournerait simplement pas. Les vols seraient systématiquement en retard et les passagers (encore plus) mécontents.

Mon emploi est fatigant : tâches répétitives (je peux rester souvent plus de 3h au même guichet à enchaîner les mêmes gestes, les mêmes phrases), je suis en constante confrontation avec une clientèle stressée, peu respectueuse qui préférerait sans doute avoir affaire à des machines plutôt qu’à des êtres humains. Un passager me l’a réellement dit une fois « tiens, c’est marrant, à Berlin ce sont des machines qui font votre travail ». Je lui ai courtoisement répondu selon la procédure en vigueur : merci au revoir et bon voyage Monsieur, SOURIRE. Il y a encore et toujours les passagers qui ne veulent jamais reconnaître qu’ils sont en tort, les passagers qui veulent absolument parler à un manager pour réentendre la même chose que je ne cesse de lui répéter depuis 15 minutes.

Nous sommes en sous-effectif chronique, avec ou sans Covid.”

Nous sommes en sous-effectif chronique, avec ou sans Covid. Pour reprendre une intervention humoristique sur le sujet des vols easyJet de Yann Marguet, les « 2 heures à attendre » à l’arrivée ce n’est pas parce qu’on vous a oubliés dans l’appareil, c’est parce qu’on n’est pas assez, et donc l’équipe des trois-quatre préposé.e.s est déjà affairée sur d’autres vols, d’autres appareils, d’autres vous, d’autres passagers qui attendent, ailleurs. Le travail peut sembler simple aux yeux du public, mais il est en réalité complexe avec des procédures sans fin, la sécurité, la sûreté (connaissez-vous la différence ?). J’ai maintenant en tête les règles d’immigration pour de nombreux pays, désormais régulièrement mises à jour avec le Covid. Quel passeport, quel test Covid, quel type de masque pour entrer en Hongrie par exemple ? Les directives changent constamment. A nous de nous tenir toujours au courant, sinon gare à la faute, plus ou moins grave, qui engendrera dans le meilleur des cas « un point orange » (bonjour l’école primaire, on n’est pas loin de la gommette Mickey dans la marge de la dictée) ou un « blâme » plus solennel, si par ma faute, disons, un avion aurait été mis en retard.

Les conditions de travail sont encore plus pénibles pour mes collègues du tri bagage et de la piste qui se cassent le dos, les bras, les jambes, à porter des bagages, les empiler à quatre pattes dans des soutes, par moins 10 en hiver et +40 en été (sur le tarmac, entre les réacteurs et l’asphalte il fait vite chaud, très chaud en été). Sur le tarmac, nous sommes exposés à beaucoup de bruit et les équipements de protection individuelle (dans mon cas de mini Boules Quies) m’ont été donnés par un collègue inconnu au détour d’un avion. Bref, des conditions bien difficiles. Heureusement, les équipes sont soudées et l’ambiance de travail agréable.

Pourquoi la Direction, invoquant la crise sans précédent liée au Covid, ne pourrait-elle pas puiser dans les bénéfices des années antérieures et/ou se permettre une ou deux années avec des bilans négatifs ?”

Ceci est un témoignage parmi tant d’autres. Celui de ma situation personnelle, d’employée auxiliaire au service passager. Pour mon emploi chez Swissport, je suis payée à l’heure au salaire minimum genevois, pour 15 heures par semaine (selon mon contrat). Mon salaire a légèrement augmenté depuis mes débuts pour s’adapter au coût de la vie notamment (merci la feu-CCT !). J’ai commencé avec un contrat à CHF 21,90 / brut de l’heure (+8,33% de vacances). Je gagnais jusqu’avant le Covid et le chômage partiel entre 700.- et 1600.- nets en moyenne par mois. Je ne cotise, par ailleurs, pas au 2e pilier, mon salaire annuel ne dépassant pas le minimum légal annuel. J’ai la chance d’être jeune et en bonne santé, de ne pas avoir d’enfant (ni de chien d’ailleurs) à charge, de cumuler différents emplois et de vivre dans un HBM. Je bénéficie également d’aides étatiques non-négligeables (allocations logement et subsides d’assurance maladie). Je vis modestement mais cela me convient bien et je n’ai pas de quoi me plaindre.

Pour mes collègues « fixes » qui pour certain.e.s travaillent dans la boîte depuis 10, 15, 20, 25 ans, il est dorénavant exigé de faire le même travail, mais pour moins (voire beaucoup moins) d’argent. Avec les nouvelles conditions proposées par la Direction, les salaires bruts de mes collègues sont amputés de 400 à 800 francs, voire 1200.- (attendons de voir le net !). Sachant que les salaires actuels ne sont déjà pas mirobolants et ne doivent de loin pas atteindre les salaires médians locaux. Le salaire brut est diminué, les cotisations sociales (au 2e pilier notamment) augmentent, la participation à l’assurance maladie est retirée, un 100% passe de 40 à 41h25 par semaine, les vacances diminuent. On ne parle pas de GELER LES ACQUIS on parle de DONNER UN GROS COUP DE PIED dans tout ce qui a été acquis de haute lutte. La Direction affirme dans les médias que tous ces dégâts sont liés au Covid mais elle souhaite depuis avant le Covid réduire les coûts, réduire les coûts, réduire les coûts (refrain monotone à fredonner sur n’importe quelle mélodie que vous auriez en tête).

En plus des diminutions salariales, de nouvelles propositions scandaleuses sont faites. Je pourrai dorénavant aller travailler pour seulement 2 heures (déjà que trois…). En effet, la Direction souhaite imposer le « flex/end begin » ; elle s’octroie ainsi le droit de raccourcir mes shifts le jour même « en fonction des opérations ». Et mieux encore le « split shift » c’est-à-dire : je pourrai travailler de 9h à 12h, mettons, avoir une « pause interminable » (et évidemment non payée) puis reprendre de 16h à 18h par exemple.

Pourquoi la Direction, invoquant la crise sans précédent liée au Covid, ne pourrait-elle pas puiser dans les bénéfices des années antérieures et/ou se permettre une ou deux années avec des bilans négatifs ? Personne ne se fait de souci, ça va redécoller et le grand groupe international s’en remettra plein les poches à nouveau d’ici quelques années. Avec ses investisseurs aux doux noms rappelant les palmiers des paradis fiscaux – Strategic Value Partners, LLC, Apollo Global Management, Inc, TowerBrook Capital Partners, Ares Management, Cross Ocean Partners and King Street Capital Management, LP – Swissport ne pourrait pas trouver un accord, un peu plus d’argent, un prêt momentané, un investissement pour une fois dans l’humain plutôt que dans les rendements destinés uniquement à enrichir une poignée de nantis ?

Mesdames les vacancières, Mesdames les politiciennes, Mesdames les journalistes, Mesdames, Chère société,

La prochaine fois que vous prenez l’avion, pensez donc aux fourmis ouvrières se cassant la santé mentale et les reins, pour un si maigre bout de pain. Pour mes collègues, je ne demande pas grand-chose, juste la dignité et la reconnaissance de leur travail. Je vous le demande aussi, quel exemple pour les autres employeurs si la Direction de Swissport peut agir ainsi ? Vous, lecteurs.lectrices, salarié.e.s du secteur privé, ne seriez-vous pas les prochain.e.s sur la liste ? Ne laissons pas faire ! Indignons-nous !

* A lire aussi bien au féminin qu’au masculin. L’ordre n’a pas d’importance.

 

PS. Sur la situation des travailleuses d’escale à l’aéroport de Genève, vous pouvez également consulter les témoignages d’Anne et de Caroline recueillis en avril 2020. [note du Silure]

 

 

L’accueil des personnes à la rue à Genève: des allers retours en pleine pandémie

L’accueil des personnes à la rue à Genève: des allers retours en pleine pandémie

 

 

 

Durant la crise sanitaire du printemps 2020, et les mois qui suivirent, l’accueil d’urgence pour les personnes en précarité paraissait une préoccupation importante de la Ville de Genève. Une urgence étrangement nouvelle semblait nécessaire : mettre à l’abri les quelques centaines de personnes à la rue afin de contrôler la pandémie.

Témoignages récoltés durant l’été 2020

Le collectif Réquisitions solidaires* et le groupe Témoignage du Silure ont voulu explorer, à travers ces deux témoignages, ce qu’est l’accueil d’urgence à Genève. Claude et Dominique y ont travaillé dans deux contextes différents : avant et pendant la crise du COVID-19.

Claude a travaillé un hiver dans les abris PCi de la Ville de Genève et raconte donc les conditions ordinaires d’hébergement d’urgence à Genève durant l’hiver.

L’hiver 2019-2020, les abris devaient fermer au mois de mars 2020, comme chaque année. Puis la Ville de Genève a décidé de continuer à proposer un accueil d’urgence pour les personnes sans domicile dans l’ancienne caserne militaire des Vernets* récemment vidée, pour pouvoir contrôler la pandémie du coronavirus chez les personnes à la rue. La caserne est restée ouverte jusqu’au 31 août 2020. Dominique a travaillé à la caserne des Vernets en tant que volontaire de la Ville durant la période du confinement.

Dans son secteur, les personnes hébergées à la caserne des Vernets étaient des hommes cisgenre, une partie du texte n’est donc pas féminisée.

L’accueil des personnes à la rue : « L’hiver ne dure pas seulement 30 jours ! »

Claude : Habituellement les abris PCi* ouvrent mi-novembre et ferment fin mars. C’est un accueil d’urgence pendant la période d’hiver pour les grands froids. Malheureusement, les gens ne peuvent rester que 30 jours consécutifs, alors que la saison d’hiver dure environ cinq mois. Faute de place et de budget, selon les responsables, il faut que « ça tourne entre les bénéficiaires ».

La Ville de Genève n’est pas du tout explicite vis-à-vis de cette réalité. Dans son rapport annuel, elle certifie qu’elle a pu accueillir plus de 1000 personnes en une saison, mais il faut comprendre que chacune ne bénéficie de ce service que 30 jours, et non durant l’hiver entier. L’accueil peut être prolongé après une pause s’il y a de la place mais, aux moments les plus froid de la saison, c’est souvent complet.

C’est très difficile pour les bénéficiaires de retourner dans le froid après un moment de chaleur, ça renforce leur sentiment d’exclusion et d’insécurité toujours très présent.

Le quotidien d’un abri PCi d’hiver

Claude : En hiver, l’abri PC ouvre de 19h à 8h le lendemain matin. L’entrée est définitive et ne peut se faire que jusqu’à 22h. Les personnes qui sont en retard – ou absentes un soir – perdent leur lit et doivent repasser par les admissions pour être réintégrées, seulement s’il y a de la place. De la même manière, une personne qui sort de la structure après y être entrée, même avant 22h, perd son lit.

Le soir, les gens arrivent, mangent souvent directement leur repas, puis ils déposent leurs affaires à la bagagerie, gardent le petit nécessaire dont ils auront besoin pour la nuit, prennent leur literie qu’ils doivent retirer chaque matin, puis se douchent et vont se coucher. L’extinction des feux est à 22h. Les bénéficiaires doivent faire leur lit tous les soirs et le défaire chaque matin. La place attribuée pour leur séjour doit être vide pendant la journée et aucune affaire n’est laissée dans la chambre. Tout est conservé en bagagerie, au cas où les gens ne reviendraient pas le soir. Le lit peut ainsi être directement attribué à quelqu’un d’autre, mais surtout personne ne s’installe ou ne s’attache au lieu.

« L’air est artificiel, il doit être renouvelé tout le temps. »

Claude : Dans cet abri, les gens sont en moyenne dix à quinze par dortoir, avec parfois des lits superposés. L’air est artificiel. Les employés doivent appuyer sur un bouton pour le renouveler tous les jours. En cas d’oubli, les gens pourraient mourir du manque d’oxygène. D’ailleurs beaucoup de bénéficiaires se plaignent que l’air est très sec et leur pique la gorge.

L’endroit est petit pour 100 personnes et il y a vite beaucoup de bruit. La proximité est trop grande, ce qui crée souvent des tensions, voire des bagarres.

Quand le séjour des bénéficiaires est terminé, ils ont la possibilité de laisser leurs affaires dix jours. Ça leur rend bien service, mais ça reste très peu. Quand quelqu’un doit se débrouiller chaque jour et chaque nuit, c’est effectivement compliqué d’avoir à transporter tous ses sacs, et ça peut mettre en jeu la sécurité des valeurs comme des papiers d’identité. Dans la rue, les gens sont extrêmement sujets au vol.

La caserne des Vernets : du 1er avril au 15 juin 2020

Dominique : Beaucoup de personnes sont venues travailler à la caserne des Vernets : des volontaires employés de la Ville, des personnes qui travaillaient pour le dispositif de nuit avant le Covid, des astreints* de la protection civile puis, quand nous sommes parti.e.s, des pompiers volontaires. Pour soutenir l’équipe des éductateur.trice.s, il y a eu un grand nombre de gens qui venaient de différents services de la Ville de Genève, même des employé.e.s du Grand Théâtre ou du Musée d’Ethnographie de Genève.

Mon premier jour aux Vernets, je m’en rappelle très bien. À mon arrivée, les préoccupations tournaient beaucoup autour du coronavirus. Finalement, il n’y a pas eu d’épidémie au sein de la structure. Peu de personnes ont été malades, à peu près une trentaine de cas en deux mois, pour la plupart peu sévères. Médecin sans Frontières venait régulièrement dépister les cas suspects afin d’éviter une épidémie. Tous les cas contact* étaient testés et certains ont été positifs mais pas forcément malades. Quatre ou cinq professionnel.le.s ont aussi été touchés par le virus.

D’après nos collègues éducateur.trice.s qui travaillaient avant dans les abris PCi, il y a eu des changements très positifs dans l’hébergement aux Vernets. Enfin, dans la mesure où accueillir cinq personnes dans une chambre avec des fenêtres et avec deux mètres minimums d’espace entre les lits, c’est une grande amélioration en comparaison avec un hébergement dans un souterrain. Rien à voir avec les abris PCi qui voient jusqu’à quinze personnes par dortoir. Dans ce sens, l’accueil à la caserne des Vernets a été une avancée : de l’espace et la possibilité pour les gens de laisser leurs affaires et leur literie dans la chambre, et surtout d’en profiter 24h/24h avec un séjour de 3 mois minimum.

Par contre, la nourriture a posé problème aux Vernets. Jusqu’à la fin de la crise, ce sont les astreints qui se sont occupés des repas. Les responsables de cuisine ne comprenaient pas que les personnes hébergées puissent avoir des habitudes alimentaires spécifiques et que le choix des aliments devait être repensé. En plus, pendant les premières semaines, il n’y avait pas assez de quantité. Les responsables de la Ville se sont beaucoup battus à ce propos, sans grand succès.

Après le pic de la crise sanitaire, quand nous, les volontaires et les astreints, sommes parti.e.s, c’est la Migros qui a livré la nourriture. Il semble que ce soit allé mieux parce que la Migros a tout de suite respecté les différentes habitudes alimentaires. En revanche, on m’a dit que les quantités sont restées insuffisantes.

Admissions à la caserne : « il y a une sorte de loterie »

Dominique : Tout le monde venait s’inscrire aux Vernets, car les clubs sociaux* étaient fermés. Certaines personnes étaient redirigées au foyer Franck-Thomas* : principalement des femmes, des personnes de nationalité suisse, des personnes ayant un permis C et des personnes âgées ou malades. Il paraît qu’à un moment, cet été, tous les gens qui étaient à Franck-Thomas avec ces critères spéciaux coronavirus ont dû revenir aux Vernets.

La caserne des Vernets accueillait des hommes, principalement sans permis mais pas toujours, âgés de moins de 60 ans et en « bonne santé ». C’étaient pour beaucoup, des personnes dans un parcours migratoire, parfois en phase d’intégration, mais également des personnes en situation transitoire dont la vie a basculé et qui ont tout perdu, des personnes en marge avec ou non des troubles psychiatriques, et des personnes toxicomanes qui sont venues suite à la fermeture du Quai Neuf et des sleep-in*.

Il n’y avait pas de restriction à l’admission, pas besoin de montrer de papiers. Beaucoup venaient chaque jour demander une place. À un certain moment de la saison, on a dû refuser entre 20 et 50 personnes par jour, faute de place. Le problème étant que les autres structures d’accueil de nuit ont fermé après le début de la crise, notamment les sleep-in, dont la Ville a volontairement refusé le maintien afin de soi-disant garder le contrôle sur la pandémie.

A la caserne, si un bénéficiaire ne dormait pas un soir dans la structure, il perdait automatiquement son lit et devait se représenter aux admissions pour une réintégration. Pareil s’il arrivait en retard. Après 22h, plus personne n’entrait. Des règles parfois difficiles à respecter au quotidien, et surtout parfois incompréhensibles et injustes pour les bénéficiaires qui arrivaient quelques minutes en retard. Les dérogations étant exclues, ce refus pouvait être très difficile à appliquer pour les employé.e.s et cruel, notamment en temps de froid et de pluie. Il existait néanmoins une possibilité d’arrivée tardive exceptionnelle qui devait être demandée minimum 24h à l’avance, ainsi qu’une autre exception régulière pour les gens qui travaillaient, sous réserve de prouver leur engagement. Les nouveaux étaient toujours accueillis prioritairement donc, s’il restait de la place pour des réintégrations et qu’il y a avait du monde en attente, un logiciel choisissait selon des critères d’âge, de santé, de nombre de jours déjà passés au sein de la structure, etc. Les refusés pouvaient retenter leur chance le lendemain. À un moment du printemps, certains mettaient parfois deux semaines à pouvoir revenir.

« Un accueil 24h sur 24h a vraiment changé la vie de certains usagers !»

Dominique : Jusqu’au 15 juin 2020, l’accueil aux Vernets se faisait 24h/24h. Certains des collaborateur.trice.s qui connaissaient des usagers antérieurement m’ont raconté qu’ils voyaient vraiment la différence sur leur santé mentale et physique par rapport à un accueil uniquement de nuit. Avec la possibilité d’avoir un lieu sûr où passer la journée, se révélaient moins de consommation de drogue et d’alcool, de meilleurs moyens pour prendre soin de soi-même au quotidien. Ces personnes pouvaient aussi laver leurs vêtements directement sur place et avoir du thé et du café pendant la journée. Étant donné que tous les autres services sociaux étaient fermés, du travail social pouvait aussi être fait sur place, par exemple pour rediriger et soutenir les personnes dans certaines démarches administratives, d’accès aux prestations et autres. Les bénéficiaires étaient globalement plus entourés.

L’accès aux soins était également favorisé aux Vernets. Il y avait des infirmières sur place une grande partie de la journée. Les gens avaient accès à des soins réguliers. C’était vraiment bienvenu et nécessaire parce que ce n’est pas évident pour la plupart des usagers. À titre d’exemple, il arrive que le 144* demande : « Qui va payer ? ».

Habituellement, la seule possibilité qui s’offre à eux est d’aller à la Camsco*, un service qui ne prend que 30 à 40 personnes par jour. Ce n’est pas suffisant. De plus, c’est fermé le week-end.

Retour à un accueil uniquement de nuit dès le 15 juin 2020

Dominique : Malgré le fait que la plupart des lieux d’accueil de jour comme Le Point d’eau* pour laver ces vêtements ou d’accès à d’autres prestations n’aient pas encore rouverts, la Ville à décider très rapidement de couper le budget à la sortie du confinement et de passer à un accueil uniquement de nuit. Les employé.e.s ont eu à peine deux semaines pour organiser un nouveau fonctionnement professionnel et personnel.

Beaucoup de prestations ont dû de fait être abandonnées, comme le service de buanderie et celui des soins. Des infirmières sont restées présentes mais seulement l’après-midi, pour les admissions.

L’annonce du changement aux bénéficiaires a été bien entendu mal reçue. Certains sont même venus proposer des solutions : « Si c’est un problème d’argent, pourquoi on n’organiserait pas une activité rémunératrice pour autofinancer une partie du logement ? »

L’ouverture à 19h45 laissait peu de temps aux gens pour profiter d’un espace. Le repas était servi jusqu’à 21h30, l’extinction des feux se faisait à 22h. A peine deux heures pour arriver, manger, déposer leurs affaires, se doucher, se préparer et aller se coucher.

Et retour à un accueil limité dans le temps

Dominique : En même temps que ce retour au service de nuit, l’accueil est repassé de trois mois à 30 jours maximum. Ils ont dû également se préparer à vider 150 places pour la fin août, parce que la caserne allait fermer et que le retour aux abris PCi, en respectant les normes coronavirus, obligeait à réduire le nombre de places, avec 50 à la PCi de Richmond, et 50 à la PCi des Vollandes.

Par la suite, un ancien collègue m’a expliqué que mi-juillet, quand les premiers bénéficiaires – environ une soixantaine – sont arrivés au bout de leurs 30 jours, il était compliqué pour des raisons logistiques de faire sortir tout le monde en même temps. Ils ont donc décidé d’échelonner les départs sur deux semaines. Le nom des personnes devant quitter les Vernets n’a malheureusement été communiqué qu’à la dernière minute. Les éducateur.trice.s ont donc dû annoncer leur départ seulement un jour à l’avance à certains usagers, très surpris ; ce qui a été très difficile d’un côté comme de l’autre, instaurant un climat de tension pour les bénéficiaires, comme les employés. D’autant qu’aucune autre structure de nuit n’avait rouvert à ce moment-là, et que les gens n’avaient pas d’autre solution que de retourner à la rue. Dans le foyer de Franck-Thomas, des femmes ont aussi été concernées par cette fin de séjour précaire.

Après quatre jours de pause, les bénéficiaires pouvaient demander une réintégration de dix jours. Beaucoup d’entre eux demandaient pourquoi ils se voyaient forcés de quitter l’abri plusieurs jours et de rester dans la rue, sachant qu’il y avait des places libres. Les employés avaient de la peine à justifier une telle règle imposée par leur hiérarchie. C’est seulement quand une personne extérieure a demandé des explications au service social et aux politiques que cette règle a fini par sauter, démontrant nettement que la hiérarchie ne prenait en compte ni l’avis des employé.e.s ni celui des usagers et ne venait d’ailleurs pas sur le terrain prendre connaissance de la situation réelle.

Les corolaires d’une méga-structure : règles, restrictions, violences et exclusions

Dominique : À la caserne, beaucoup de gens se faisaient exclure de l’hébergement, principalement pour des problèmes de violences ou pour non-respect des règles. Les sanctions étaient appliquées parfois différemment, selon la sensibilité des employé.e.s. Parfois, certain.e.s collègues appliquaient le règlement de façon très stricte ou sans réfléchir, ce qui pouvait accentuer la dureté et la violence des règles, tandis que d’autres étaient plus laxistes. De même, le manque de clarté vis-à-vis du règlement, qui changeait souvent, a malheureusement créé des situations d’injustice parfois lourdes pour les bénéficiaires.

Les exclusions étaient surtout liées à la violence. Il est clair que les gens violents ne pouvaient tout simplement pas rester, ni parfois revenir dans le dispositif. Le problème étant que, si une personne est exclue ou inadaptée pour un lieu, ça ne veut pas dire qu’elle ne peut pas trouver refuge ailleurs. C’est un vrai problème quand il n’existe qu’un ou très peu de lieux d’accueil comme c’est le cas actuellement à Genève. La Ville n’a pas pris cela en considération en forçant l’ouverture d’une unique structure et s’est même tiré une balle dans le pied.

Par exemple, la police amenait très souvent une personne « à problème », qui « crée du désordre » sur la voie publique. Si cette personne est déjà exclue, elle ne pourra pas intégrer la structure, mais la police insiste pour qu’elle rentre car ils ne savent pas où la rediriger. Il y a aussi des cas psychiatriques aigus, des personnes en décompensation ou en crise de psychose qui peuvent parfois proférer des menaces de violences ou de mort envers elles-mêmes ou envers les autres, sans forcément passer à l’action. Dans l’intervalle, on ne les prend pas en charge, alors qu’elles se trouvent exclues de la plupart des structures, et dans une grande précarité. En effet, peu d’institutions publiques – et privées – ont la fonction ou la capacité institutionnelle de prendre en charge ces personnes, et il n’y a donc pas de solution.

En travaillant là, il devient vite très clair qu’il n’est pas pertinent, de prévoir seulement une structure d’accueil regroupant des centaines de personnes. Pour des questions simples d’organisation et de force, plus il y a de personnes, plus il y a de règles. Il y a tellement de personnes différentes, de profils différents, de critères différents, qu’il est nécessaire de poser un cadre pour que tout le monde cohabite. Mais plus il y a de restrictions, plus on s’éloigne du fait que les gens ont une vie à eux, que ce sont des êtres humains. La pluralité des structures permettrait d’offrir un accueil qui répondrait aux différents besoins des usagers et des usagères et aux différentes compétences des employé-e-s, face à la vie en général mais aussi aux exclusions et à la violence.

Angle mort : « L’État ne propose pas de solution aux mineurs non accompagnés !»

Dominique : L’accueil d’hébergement d’urgence proposé par la Ville de Genève est réservé aux adultes. Cependant, il n’existe aucune prise en charge immédiate des 15 à 18 ans. La politique d’État estime que ces jeunes ont suffisamment d’expérience de vie précaire pour se débrouiller tout seuls ! Ainsi, aux Vernets, quand un jeune se présentait, nous devions formellement appeler l’UMUS*, mais ils n’avaient jamais de solution pour lui. Sa seule option est de se présenter le jeudi après-midi au SPMI*, afin de s’inscrire pour suivre un programme qui, après détermination de son âge, lui permettrait d’être pris en charge. Ce programme prend parfois de longues semaines voire plusieurs mois avant de commencer. Pendant ce temps, le jeune reste à la rue à attendre. Une réalité absolument choquante, inhumaine. Ce service du SPMI a même fini par être gelé dans le courant du printemps suite à des problèmes internes. La situation des mineurs à Genève est grave et préoccupante, l’UMUS n’avait parfois aucune solution non plus pour les moins de quinze ans. Des enfants qui se sont présentés au portail des Vernets, il y en a eu des dizaines. Une violence inouïe de n’avoir aucune solution pour eux.

* Le collectif réquisitions solidaires avait occupé un immeuble de l’hospice général, dans l’espoir d’y loger des personnes sans logement durant la première vague du COVID-19 du printemps 2020. Les négociations furent difficiles et le projet abandonné car rendu impossible.

Glossaire

Abris Pci : depuis les années 60, une particularité du système de la protection civile en Suisse a été la création de places pour tous les habitants dans des abris antiatomiques, la Confédération prenant très au sérieux le risque d’une catastrophe nucléaire durant la Guerre froide. Certains de ces abris sont aujourd’hui régulièrement utilisés pour loger des personnes sans-abri ou des personnes en exil.

Astreints : personnes dans l’obligation de servir l’État suisse, voir la protection civile*.

Camsco : Consultation ambulatoire mobile de soins communautaires de l’hôpital public de Genève, un centre de soin pour les personnes sans assurance maladie, soit principalement des personnes sans droits.

Cas « contact » : individu qui a été en contact avec une personne positive au Covid-19 dans un temps prolongé.

Caserne des Vernets : ancienne caserne militaire et propriété de l’État de Genève, elle a été mise à disposition de la Ville de Genève durant la crise COVID-19 pour centraliser l’accueil des personnes sans domicile sur le canton. Toutes les autres structures ont dû fermer. À la place de la caserne, le canton de Genève prévoit un grand projet immobilier, pour un savoir plus : renverse.co

Club sociaux : structures de la Ville de Genève offrant un accueil de jour et des repas chauds aux personnes vivant en situation précaire.

Foyer Franck-Thomas : Centre d’hébergement d’urgence pour les personnes sans domicile.

Point-d’eau : un espace d’hygiène et de santé gratuit.

Protection civile : un corps organisé par la Confédération suisse dont le but est l’assistance à la population en cas d’événements dommageables ou de catastrophes. Depuis 2004, le recrutement est effectué en commun pour l’armée et la protection civile. Lorsque un citoyen n’est pas astreint à l’armée, il doit payer une taxe militaire équivalente à 3% de son salaire annuel, mais au moins 400 CHF par an. Être astreint à la protection civile permet de diminuer cette taxe.

Quai 9 : Lieu d’accueil et de consommation destinés aux usagers et usagères de drogues, proposé par Première Ligne (association genevoise de réduction de risques liés aux drogues).

Sleep-in : Mise en place par le CausE (Collectif d’association pour l’urgence sociale), le dispositif de nuit comportait 6 sleep-in différents, accueillant plus d’une centaine de personnes, durant l’année 2019.

SPMI : Service de protection des mineurs, un service sensé notamment prendre en charge les mineurs non accompagnés, soit des enfants ou des adolescents en exil.

UMUS : Unité mobile d’urgences sociales, composés d’infirmiers et de travailleurs sociaux, intervient dans des situations liées majoritairement à la violence et à la précarité.

Infirmière « Covid » à l’hôpital

Infirmière « Covid » à l’hôpital

Je suis infirmière. Habituellement, je ne travaille pas dans cet hôpital. Mais il y a eu une grande campagne, des appels aux professionnel·le·s de la santé, disant qu’ils cherchaient du monde et que nous pouvions postuler. J’ai passé une espèce d’entretien « éclair » : on m’a demandé mon métier, mon diplôme, mon parcours et une petite question clinique. J’ai bien répondu à celle-ci et j’ai été engagée. J’ai commencé peu de jours après. C’était assez rapide.

Témoignage recueilli par téléphone en avril 2020.

« Là, il n’était pas question de rentabilité. Là, c’était le service public. Et ça s’est ressenti. »

J’ai travaillé aux soins intermédiaires Covid ; un service de soins aigus, très hospitalier, juste avant les soins intensifs. Un service pour les gens hospitalisés qui ont besoin d’être soutenus dans leur maladie, qui ont besoin d’une assistance pour passer le cap. Après, il y a ceux dont on parle beaucoup, qui sont aux soins intensifs. Elles et ils sont mis dans le coma et, en gros, les machines prennent le relais pour que leur corps fonctionne, le temps de se remettre du Coronavirus. Et moi, j’étais à la croisée des deux, dans un service qui reçoit des patient·e·s dont l’état stable se détériore. Certaines personnes supportent mieux le Coronavirus, car leur système immunitaire arrive à le combattre. Mais quand une personne souffre d’une forme qui dégénère, ça va super vite, elle est anéantie en quelques heures.

Le but du service où j’ai travaillé, c’est de ralentir la péjoration et d’éviter au maximum l’intubation. L’intubation, c’est rude pour le corps. Quand on intube des gens attaqués aussi fortement par une maladie, ce n’est pas évident. C’est un acte invasif, les gens sont dans le coma, sédatés. On essaie d’éviter cela. Parce qu’il y a des complications liées à l’intubation, par exemple, des risques de surinfection hospitalière. Parce que pour les patient·e·s, moins elles et ils subissent d’actes invasifs, mieux c’est. Et aussi parce que la survie est directement liée au nombre de lits. Si on arrive à retenir et empêcher la dégradation chez certain·e·s, il reste plus de lits aux soins intensifs pour d’autres cas graves.

« Elle a monté en deux semaines un service de soins intermédiaires. »

Le service dans lequel j’ai travaillé n’existait pas avant. Une collègue a été appelée le samedi pour commencer le lundi. Elle m’a raconté que son premier jour a consisté à installer le service. Elles et ils étaient 50, une fourmilière incroyable. Il n’y avait pas de lits, pas de matériel. C’était un étage de bureaux. Cette équipe a transformé ce service en deux semaines alors que, en temps normal, ça aurait pris un an. Elle a monté en deux semaines un service de soins intermédiaires avec un équipement important réquisitionné de partout. Tout l’hôpital a fermé ses services non-indispensables. On héritait d’un appareil pour prendre la tension qui venait de la pédiatrie, une pompe du service de chirurgie digestive, un lit de la chirurgie de la main… un gros puzzle. Le premier jour, le personnel soignant a reçu aussi toute la pharmacie ; il a dû l’installer dans les armoires et construire une logique qui ait du sens. En même temps, les informaticien·ne·s s’occupaient des ordinateurs et les électricien·ne·s des lits. Et cette nuit-là, les professionnel·le·s ont accueilli les premier·e·s patient·e·s dans le service !

Au début, l’effervescence était très forte. Nous étions une centaine de soignant·e·s, infirmièr·e·s et aide-soignant·e·s, à être engagé·e·s. J’ai été engagée comme intérimaire. Nous avons reçu des formations dès le départ sur comment s’habiller, comment se déshabiller, comment manipuler et surtout, nous avons été formé·e·s aux soins. Parce qu’en fait, ce sont des soins assez spécifiques, assez aigus. Nous avons suivi des formations express où on nous expliquait le concept. Ça a été bouillant. Au début, tout était de la découverte, de l’ajustement, de la construction, de l’élaboration. Pour moi, cette effervescence était ambivalente. D’un côté, j’agissais, je participais à un effort collectif. D’un autre, je doutais de mes capacités, j’avais peur d’être dangereuse parce que j’aurais offert une mauvaise prise en soin. Je pensais que quelqu’un de plus expérimenté à ces gestes et à ces soins saurait mieux aider les patient·e·s que moi. C’était assez stressant au début.

« Manipuler des gens qui ne sont pas en très bon état demande quand même un savoir-faire, c’est un métier. »

L’armée est aussi venue nous aider. Nous avions donc des gars de l’armée dans le service avec nous. Ce n’était pas de leur faute, mais ils nous prenaient du temps. C’était l’armée sanitaire. Ils nous ont raconté que, durant un week-end ou une semaine, ils avaient été formés à poser des cathéters et à faire des prises de sang. Mais ils pouvaient être danseurs, avocats, fleuristes ; des métiers n’ayant aucun lien avec le domaine de la santé, sans autre expérience que ces quelques jours de formation. Comme pour les astreints de la protection civile, ils étaient réquisitionnés par l’armée.

Le matin à l’hôpital, régnait une ambiance assez spéciale. À l’entrée, les agents de la protection civile contrôlaient ton badge. Les camions de l’armée arrivaient et lâchaient 80 militaires dans le bâtiment, habillés en kaki et en bottes noires. Ils se changeaient dans les WC et dans les couloirs. Une ambiance particulière. Une fois changés, ils étaient habillés comme nous et participaient aux soins comme aides-soignants. Sur leur badge, je crois qu’il était écrit « renfort ». Ils ont été envoyés dans différents endroits, notamment dans notre service, où nous manquions de monde.

Pour que vous compreniez, il faut que j’explique comment fonctionnait le service. Il y avait des salles « propres », le couloir et le bureau infirmier, et des salles « sales », les chambres de patient·e·s. Tout ce qui entrait dans ces salles-là restait dedans, rien ne pouvait en sortir, pas même une feuille ou un stylo ; les ordinateurs également. Nous, nous étions habillé·e·s avec des sur-blouses, des gants, de quoi nous protéger les cheveux, nous avions des lunettes et des masques hermétiques. Tu ne ressortais pas de la salle pendant un moment. Nous faisions des rotations. Tu rentrais avec les traitements de ta première tournée. Pour le reste, si tu avais besoin de faire des soins, de poser des sondes, d’administrer des traitements, ou de quoi que ce soit d’autres, tu ne sortais pas de la salle, tu demandais à des personnes dans la zone « propre » de t’amener le matériel nécessaire. Chaque infirmier·e prenait soin de deux patient·e·s. Puis c’est passé à un·e patient·e, ce qui occupait déjà beaucoup.

Les gars de l’armée, très virils, du genre « on fait partie de l’armée, on a été réquisitionnés, on va au front », étaient très très motivés à aider. Mais ils n’avaient pas du tout de formation. Du coup, nous avons essayé de les mettre à l’endroit où ils devaient t’amener du matériel. Tu étais en salle, et eux dans la zone « propre » ; leur job était d’aller chercher du matériel et de l’amener. Quelques fois, j’avais besoin de quelque chose rapidement, il fallait que ça bouge. Et en fait, le soldat ne savait pas ce que c’était. Tu parles une autre langue que lui. Tu lui demandes : « Va me chercher un set de sondage stp. » Il y va, mais passe 10 minutes à chercher le set. Après, ils sont venus aider pour faire la toilette des patient·e·s, donc ils se sont habillés en intégral Covid. Mais, manipuler des gens qui ne sont pas en très bon état demande quand même un savoir-faire, c’est un métier. Nous nous sommes retrouvé·e·s à devoir les coacher ; ce n’était pas terrible pour l’efficacité, de devoir dire : « non, ne touche pas », « non, ne fait pas ça », « non, ça, ça va contaminer l’hôpital… ». C’était chouette d’avoir une paire de main supplémentaire pour retourner un patient de 90 kg, mais en même temps, tu devais avoir des yeux sur ton patient, qui n’était pas en bon état, et sur le gars qui était là pour t’aider… parfois, ça aidait un peu moins.

« C’était très formateur, mais pas du tout dans le sens habituel. »

Tout s’est fait en accéléré. Tu te formes beaucoup en demandant aux collègues qu’elles te checkent quand tu pratiques les gestes ou les soins. Quand une infirmière débute, d’habitude, elle est doublée pendant quelques semaines. Là, elle devait être autonome en trois jours. Les novices sollicitaient les plus expérimenté·e·s, mais devaient être indépendant·e·s. Ça allait très vite qu’un·e patient·e décompense, alors pendant qu’une collègue s’occupait d’un·e patient·e, l’infirmière novice devait être capable de poser une sonde, etc.

C’était très formateur, mais pas du tout dans le sens habituel. Dans un hôpital universitaire, tu fais en sorte d’apprendre et d’enseigner. Là, on expliquait aux novices si elles en avaient besoin, mais elles n’étaient pas là pour apprendre. Une collègue tout juste diplômée venait plus tôt faire le tour de choses qu’elle n’avait pas encore pratiquées, comme par exemple les cathéters artériels qu’elle n’avait utilisés qu’une fois, à l’école. Ou les trachéos – le tube dans la gorge pour respirer. Ces gestes qui, mal faits, peuvent être très dangereux. Elle venait en avance chaque jour avec ses notes de cours, pour réviser les gestes sur lesquels elle pouvait tomber, une sorte de révision express. Puis, elle nous demandait aussi de l’aide. Très vite, l’hôpital a monté un important module de formation en ligne. Il proposait une révision des soins auxquels les infirmier·e·s allaient être confrontées. Il fallait pour tou·te·s comprendre comment le Covid fonctionnait. Ça a été beaucoup d’apprentissage, mais pas dans le sens traditionnel de l’hôpital universitaire.

« C’était tellement plus bienveillant que d’habitude. »

En comparant avec d’autres expériences vécues à l’hôpital, les relations étaient différentes. Au début, j’étais inquiète de la collaboration entre des soignant·e·s provenant de différents services, ayant été fermés par l’hôpital. J’avais peur de ce mélange entre des expert·e·s et des personnes beaucoup moins expérimentées. Des infirmier·e·s de pédiatrie à la retraite depuis 10 ans étaient même revenu·e·s. Cette crainte des tensions était aussi liée à cette situation stressante, parce qu’on baignait quand même dans le Covid toute la journée.

Et en fait, pas du tout. C’était tellement plus bienveillant que d’habitude. Nous étions plusieurs collègues à savoir pourquoi nous avions quitté l’hôpital, souvent à cause des relations dans les services. En effet, beaucoup de situations font appel à l’éthique de chacun·e et à sa manière de considérer le monde, au sujet de la prise en soins et de comment prendre en compte le contexte social des patient·e·s, dans une relation de pouvoir. Assez vite dans les soins, on peut avoir des désaccords sur des manières de travailler ; des trucs qui touchent à des convictions très personnelles, qui nous définissent. On peut vite te juger, selon comment tu travailles. J’avais un peu de mal avec ces ambiances de cancans, de rapports à la différence dans un monde où tout est normé. On doit entrer dans des protocoles et on se retrouve dans le jugement et la soumission à la hiérarchie. Dans l’institution hospitalière, qui est une entreprise, qu’on se le dise, toi tu es une petite fourmi qui doit, par ta performance, participer à sa bonne marche. Et les petites fourmis se font la guerre.

Par le passé, j’ai trouvé dure la vie de l’entreprise hospitalière. Mais là, il y avait vraiment un énorme changement. Tout le monde se rappelait pourquoi il faisait ce métier, pourquoi il était dans les soins. Nous nous serrions les coudes. Nous étions tou·te·s dans la même merde. Personne ne savait faire ça. Personne n’avait jamais été formé à prendre en charge les cas d’une épidémie. Nous allions y arriver. Chacun·e allait partager ses connaissances. Des collègues étaient calé·e·s en technique, d’autres avaient des connaissances du réseau pour accompagner les gens qui sortent après avoir guéri du Covid. Nous utilisions les compétences de chacun·e, plutôt que le truc habituel de se tirer dans les pattes, si tu ne remplis pas les critères. Nous étions vraiment tou·te·s ensemble pour faire en sorte que les gens aillent mieux. J’ai trouvé cette entraide hyper agréable et stimulante : exploiter au mieux les connaissances, les particularités et les individualités de chacun·e, plutôt que de rentrer dans le moule de la performance hospitalière. J’ai observé qu’il y avait beaucoup moins d’enjeux de savoir, de se montrer. Tout le monde se mettait assez vite où il fallait. Un tel disait : je m’occupe des poubelles, etc. Il n’y avait plus de tâches ingrates.

« Les chef·fe·s ont plutôt organisé l’aspect qualité du travail. »

D’habitude dans un service, il y a plusieurs unités et chacune a son équipe et son chef·fe d’équipe. Ce·tte dernier·e te connaît, elle ou il est au quotidien avec toi dans ton travail. C’est ta ou ton responsable direct·e, la personne référente dont dépendent beaucoup de choses. Une bonne ou une mauvaise entente va se répercuter sur tes congés, tes possibilités de formations ou de changement de service. Donc, tu as plutôt intérêt à bien t’entendre avec ta ou ton chef·fe. Alors que là, nous ressentions moins cet aspect hypocrite, noyé dans la masse. Nous travaillions dans un service qui n’existait pas auparavant. On nous a attribué plusieurs chef·fe·s, entièrement voué·e·s à la logistique. Elles et ils ont monté un service de soins de A à Z ! Elles et ils étaient dans des questions de matériel et de flux et peu avec nous.

Nous subissions beaucoup moins de rapports hiérarchiques et ça avait un impact direct sur notre qualité de vie au travail. En l’occurrence, les chef·fe·s servaient de support logistique, que nous pouvions solliciter pour améliorer nos conditions de travail. Ils s’assuraient que nous étions suffisamment doté·e·s en personnel, que la charge de travail était gérable pour tenir sur la durée. Elles et ils ont fait venir plein d’expert·e·s qui passaient régulièrement nous demander si nous avions besoin d’aide ou des questions, si elles et ils pouvaient nous apprendre des choses. Les chef·fe·s ont organisé l’aspect qualitatif du travail. D’habitude, tu as plutôt un rapport inverse où ils te rendent facilement la vie impossible. Là, nous n’avions pas du tout ce rapport. Aussi parce que nous étions beaucoup moins en contact. D’habitude, elles et ils gèrent une équipe et là, les chef·fe·s ont géré un service. Ça change pas mal.

« La prise en charge était très globale. »

Avec les médecins, nous avions déjà amorcé un virage quelques années auparavant. Nous sommes une nouvelle génération. Les médecins internes, encore plus spécifiquement dans des soins aigus, elles et ils nous posent des questions. C’est intégré que nous ne faisons pas le même métier, mais les médecins n’imposent pas leurs décisions. Nous réfléchissons ensemble et participons à l’élaboration commune de la prise en soin.

Avec le Covid, il y a eu davantage d’échanges. Les médecins expliquaient leur compréhension de la situation. Mais on ne connaît pas ce virus et ne comprend pas plein de ses symptômes. On ne sait pas pourquoi ça se passe, d’où ça vient, et combien de temps ça va durer, ni ce qu’on peut faire ou pas. On est dans une forme de médecine « pansement » où l’on essaie de gérer les symptômes, d’empêcher la péjoration. Les patient·e·s sont tout le temps sur le fil, en équilibre, et peuvent basculer d’un coté comme de l’autre. On fait de l’équilibrisme en essayant de gérer les symptômes, pour que les patient·e·s basculent plutôt du bon coté que du mauvais. Et je pense qu’un lien se crée avec les médecins, qui ne sont pas autant démuni·e·s que nous, mais presque. De toute façon, personne ne connaît rien à ce virus, que ce soit les médecins ou les infirmier·e·s. Ce n’est pas comme si l’un·e avait pu l’étudier et en savait plus que l’autre. Chacun·e, avec les spécificités de son métier, observe ce qui se passe chez les patient·e·s et, ensemble, nous concoctons quelque chose. Les médecins décident quand même à la fin, mais de manière un peu différente que d’habitude.

Nous interagissions beaucoup avec les physiothérapeutes « respiratoires » qui nous aidaient à gérer les machines qui ont des milliards de paramètres. Heureusement qu’elles et ils étaient là, elles et ils nous sauvaient la vie. Ces physiothérapeutes s’occupaient de la partie appareillage et nous, nous surveillions comment cela s’imbriquait dans le quotidien des patient·e·s. Nous les côtoyions beaucoup plus que d’habitude où, dans les services de réhabilitation, c’est très schématisé : le physio vient, prend la patiente et va marcher avec, puis la ramène dans l’unité. Alors que là, comme les patient·e·s restaient dans la salle et les physiothérapeutes avec, nous pouvions participer davantage à cette prise en charge, aider à faire des exercices d’équilibre, partager comment la patiente se mobilisait après les soins d’hygiène. Nous étions là pour les physiothérapeutes, les logothérapeutes, les neurologues, les radiologues, pour tou·te·s les intervenant·e·s. Nous étions là, nous interagissions. La prise en charge était globale.

Dans la salle, nous nous relayions, parce que les masques font super mal. Les masques hermétiques te scient le visage, qu’on se le dise ! L’arête du nez, les oreilles et les pommettes prennent cher ! Nous organisions les pauses suivant la charge de travail, mais environ toutes les trois heures. Le matin, nous entrions tou·te·s dans la salle parce que nous avions la prise en soin de nos patient·e·s. Puis certain·e·s restaient dedans et nous nous relayions. La nuit, nous étions autant d’infirmier·e·s que le jour. Si ça allait mal, tout le personnel présent se mobilisait très vite. Nous étions au départ d’une ligne de dominos. Nous essayions d’empêcher les patients de sombrer. Ça pouvait aller super vite. Quand ça se mettait à aller mal, ça allait super mal. Nous n’avions pas le temps de faire grand-chose. Nous devions les emmener aux soins intensifs pour les intuber.

« Nous n’avons pas eu à nous poser la question du choix des patient·e·s que nous soignions. »

En Suisse, les hôpitaux ont des moyens. Tout le monde a son lit, son respirateur. C’est une situation assez rare en Europe ! La menace de mort n’est pas aussi directe que dans d’autres pays, parce qu’on a les moyens de ventilation. Dans d’autres pays, les patient·e·s ont soit les lunettes à oxygène, fixées dans le nez et reliées au mur, tout simple, soit l’intubation et souvent, il n’y a rien entre les deux. Pas de moyens intermédiaires. Ici, le luxe, c’est toute une gamme intermédiaire de moyens de ventiler les gens pour pas qu’elles et ils soient intubé·e·s. On a pas mal de technologie, c’est assez impressionnant. Et en nombre. Et pour tout le monde. Nous n’avons pas eu à nous poser la question du choix des patient·e·s que nous soignions. Nous avons eu des questionnements éthiques qui se posent de toute façon dans les soins, pas uniquement en période de Covid où on a envie de sauver tout le monde. Reste quand même la question qui se pose dans certaines situations : est-ce de l’acharnement thérapeutique ou pas ?

La mort, dans les soins, fait partie du métier. Je ne trouve pas que nous ayons plus été confronté·e·s à la mort que d’habitude. Sûrement parce que nous avions pas mal de moyens. Ce qui changeait, c’était l’accompagnement que nous faisions d’habitude et là pas. L’absence des familles. Nous-mêmes, les patient·e·s ne nous voyaient pas. Elles et ils ne voyaient ni nos sourires ni nos yeux, ne voyaient rien du tout. Ça transformait beaucoup les soins. Durant cette période, notre rapport avec les patient·e·s que nous suivions jusqu’à la mort a complètement changé ; nous les accompagnions de manière extrêmement différente. Après, les patient·e·s meurent, mais cela fait partie du métier. Particulièrement en Suisse, je n’ai pas entendu parler de morts auxquelles on ne s’attendait pas. C’étaient des attaques virales très fortes ; nous faisions tout ce que nous pouvions, mais nous voyions venir l’échec. Nous n’avons pas eu un rapport à l’incontrôlable, à l’injuste.

Je ne sais pas trop comment la presse parle de l’état neurologique et cognitifs des patient·e·s qui sortent des soins intensifs, parce que j’ai arrêté de suivre ce qu’on en disait de l’extérieur. Ce que j’en voyais par moi-même me suffisait. On les remontait dans notre service, dans l’optique de garder un maximum de lits de soins intensifs disponibles, mais ces patient·e·s n’étaient pas vraiment là. C’est fantastique que ces personnes survivent au Covid, sauf qu’elles ne savent plus comment elles s’appellent. Elles ne sont plus capables de parler. Elles vont probablement toutes suivre une rééducation pendant quelques mois. Elles survivent, mais dans quel état ! Tu essaies de créer un contact avec des personnes complètement perdues. Dans le meilleur des cas, elles sont confuses sur où elles sont. Tu fais un soin et elles te demandent s’il y a du lait dans le frigo… Le pire, ce sont celles qui ne parlent pas, un peu comme si elles avaient fait un AVC. Certain·e·s patient·e·s récupèrent progressivement, mais ça dure longtemps pour bien plus de la moitié. Leur état s’améliore super lentement.

« La famille vient et complique la prise en charge effective du pion hospitalier qui fait marcher l’entreprise. »

Les visites ont été interdites à l’hôpital, même lorsque des personnes mouraient. Une équipe s’est organisée avec des ipad et l’application zoom. Les familles prenaient rendez-vous avec l’équipe qui amenait l’ipad aux patient·e·s pour qu’elles et ils puissent quand même avoir des échanges et les voir. Les familles pouvaient laisser des objets à l’accueil en bas de l’hôpital. Sur des paravents entre les lits, nous collions des photos de proches pour recréer un espace ressemblant à un entourage affectif. Nous essayions de palier cette absence comme ça.

Pour nous, très cyniquement, sans les familles, c’était quand même moins de soucis. Dans les soins, parfois les familles peuvent être hyper exigeantes, hyper demandeuses, hyper lourdes à gérer. Nous devons nous occuper de la patiente et en plus gérer sa famille, avec de nombreuses contraintes. Ne pas avoir les familles libère de l’espace mental. Nous interagissions au téléphone, mais de manière cadrée. Très vite, l’hôpital a mis en place des lignes téléphoniques où les proches pouvaient appeler pour avoir des nouvelles, mais seulement une ou deux fois dans la journée.

En tant que soignant·e·s, tu as tes médicaments, ta radiographie ; si le patient n’est pas là, la radio repart et tu attends trois heures. Nous avons des contraintes qui ne sont pas du tout humaines, mais liées à la performance du métier : des tâches que tu dois accomplir durant ton shift. La famille vient et complique la prise en charge effective du pion hospitalier qui fait marcher l’entreprise. Les familles ne sont pas là, et c’est malheureusement plus « confortable », car elles sont parfois un peu des « grains de sables » dans les rouages de la prise en charge.

Émotionnellement, la famille a un gros impact sur les patient·e·s. Même si tu veux que la machine fonctionne, ton but est que les patient·e·s guérissent. Et nous voyions que, après avoir eu des interactions avec leurs proches sur zoom, elles et ils allaient tellement mieux et tout à coup rigolaient ! Ça avait un fort impact sur leur humeur et leur motivation, sur le fait que les patient·e·s retrouvent des forces ou se laissent aller. J’ai passé une demi-heure où j’ai juste tenu un téléphone en face de quelqu’un, sans parler car je ne comprenais pas sa langue. Ce patient n’avait pas la force de tenir le téléphone. En fait, nous passions du temps à contacter la famille, mais ne l’avions pas avec nous. Nous choisissions quand avaient lieu ces interactions. Ce patient avait passé tous ses examens ; nous ne risquions pas d’interrompre la communication. Nous pouvions planifier les moments de soutien moral et psychologique. C’est horrible à dire, humainement et éthiquement. C’est l’industrie hospitalière.

« Le côté stressant, c’est que tout repose uniquement sur ta discipline personnelle. »

Quand je suis arrivée le premier jour à l’hôpital, je ne savais pas du tout quelle était l’ambiance. J’avais eu des échos de comment ça se passait en France. Du coup, je voulais bien aller travailler dans un service Covid, mais pas sans équipement. Quand je suis arrivée, j’ai vu que le maximum avait été mis en place pour nous protéger et je me suis sentie rassurée. Je connaissais les gestes, je savais à quel moment me désinfecter les mains, à quel moment mettre mon masque et l’enlever. Nous avons suivi une formation sur comment nous équiper. Je me suis dit : institutionnellement, tout est fait pour que nous prenions le moins de risque possible. Le côté stressant, c’est de te reposer uniquement sur ta discipline personnelle. Ne pas oublier à chaque fois que tu touches ton masque, de te laver les mains. Se toucher le visage, d’habitude on le fait toutes les 30 secondes, sauf qu’à l’hôpital, on baigne dans le Covid. Le Covid est partout. Tu touches quelque chose puis tu touches ton visage, tu t’auto-inocules.

C’est aussi une histoire de responsabilité collective : s’il y en a un qui fait l’erreur de sortir quelque chose d’une zone « sale » et de le mettre en zone « propre », par exemple un stylo sur lequel le patient a toussé ; toi, tu ne te méfies pas, tu le prends, tu as le réflexe de le mettre à la bouche, ça va hyper vite. Au départ, l’organisation institutionnelle, c’est un peu un soulagement, puis tu te dis : « oh mon dieu, c’est sûr qu’à un moment je vais faire une erreur ! » Et en travaillant 12 heures d’affilée, après 10 heures, ton cerveau ne fonctionne plus de la même manière. J’ai pensé que je l’attraperais et espéré que, n’ayant pas de facteur de risque, ça passerait. Après un mois à l’hôpital, les professionnel·le·s ont peut-être plus tendance à banaliser le danger. Avec la banalisation, vient le risque d’erreur.

« La métaphore des héros et des héroïnes ne me parle pas du tout ! »

À l’extérieur de l’hôpital, j’ai vécu toutes les interactions possibles et imaginables. Des gens ne voulaient pas me voir parce que j’étais infirmière Covid. D’autres n’en avaient rien à cirer. D’autres encore étaient hyper admiratifs, mais avec un côté sensationnaliste : « C’est gore ? », en essayant de me faire dire à quel point c’était horrible. Et j’ai aussi reçu beaucoup de soutien : des voisins m’ont fait à manger, des gens ont déposé de la nourriture dans ma boîte aux lettres, on m’a offert un mois de loyer, etc.

Les applaudissements à 21h, ça me saoule. Des collègues diraient autre chose, mais moi je trouve qu’on en parle comme si nous étions les seul·le·s à travailler et, en fait, ce n’est pas vrai du tout. Il y a une espèce de survisibilisation. Nous, c’est notre boulot ; d’habitude nous faisons ça dans la vie. Soit les gens nous applaudissent tous les soirs, avec ou sans Covid-19, soit pas… Cette héroïsation du personnel soignant m’énerve. Comme si les gens n’avaient pas accepté les coupes budgétaires qui ont affecté notre travail. Pour moi, les gens qui applaudissent, je le prends un peu comme : « On vous a bien mis dans la merde et vous y allez quand même, bande de bouffons. Bravo! » Et je me dis, avec rancœur, que j’aurais envie que cette situation soit portée différemment et que les personnes qui veulent applaudir, applaudissent tout le monde ! Il y a trop de travailleur·euse·s qui ont continué et dont on a jamais parlé. Et elles et ils sont aussi indispensables que moi. Ça m’énerve.

Je pense aux gars des chantiers et aux livreur·euse·s des magasins qui sont passé·e·s en mode livraison, avec tout le monde qui s’est mis à commander sur internet. Elles et ils ont continué à arpenter les rues et à faire le tour de tous les domiciles pour livrer des machines Nespresso. Les nettoyeur·se·s, les conducteur·trice·s de transports publics – les contrôleurs ont disparu, ça, ça m’a quand même fait très plaisir. Les chauffeur·se·s de bus se sont baladé·e·s dans des incubateurs géants en continu. En fait, plein de gens. J’ai envie de dire: « Vous êtes choux de nous applaudir, mais moi je suis à l’hôpital, je suis protégée, je suis équipée de la tête au pied. Par contre, pas celles et ceux qui ont continué de travailler dans des endroits essentiels sans protection ! »

J’ai bien vu comment dans certains endroits en France, les femmes étaient aux soins avec des patient·e·s qui leur postillonnaient du Covid dessus. Elles n’avaient pas de protection. Et on leur disait : « Sur votre temps libre, vous allez faire un bandana avec votre chemise. » Alors là, je perçois davantage la bravoure. Quant à moi, je suis bien payée, bien équipée et je fais le travail pour lequel j’ai été formée. La métaphore des héros et héroïnes ne me parle pas du tout ! Aller travailler a été pour moi un outil de survie mentale. J’ai eu de la chance, je n’étais pas obligée de me confiner, je pouvais aller bosser. Je me suis sentie privilégiée. Je n’y suis pas allée pour soutenir la nation, mais pour faire quelque chose, plutôt que déprimer chez moi, sans plus aucun rythme. Je m’occupe des gens et j’aime ce travail. Les gens ne vont pas bien et, pour moi, ça fait du sens d’être là. J’ai participé à des moments aussi très beaux, de solidarité et d’échanges ; par exemple, lorsque je me suis retrouvée à encadrer des nouvelles infirmières dont c’était le premier poste.

Personnellement, le bien-être des individus que je côtoie me touche fort, les injustices qu’ils subissent également. Leur parcours de vie et leurs réactions émotionnelles m’intéressent. C’est peut-être un regard qui sacralise trop la vie, mais ça me tient fondamentalement à cœur que les gens soient heureux. J’aime parler aux gens et rigoler avec elles et eux. J’aime savoir comment elles et ils évoluent dans le monde. J’aime quand elles et ils me racontent leur vie, leur premier baiser, ce qu’elles et ils font dans leurs loisirs ; des choses cons me passionnent. Et j’aime aussi beaucoup l’aspect biologique, le fonctionnement du corps. Le plus intéressant, c’est comment intégrer cela dans la réalité quotidienne des gens en fonction d’où ils viennent, de leur vécu, de leurs aspirations. Je trouve ça captivant. Infirmière, je crois que c’est un des meilleurs métiers que tu puisses faire si tu aimes cela. Tu le fais tout en étant dans le care, le « prendre soin ». Tu as une prise en charge très variée, globale, à la croisée du social, de l’alimentation, de la santé physique et psychique, des questions de classes, … Nous sommes au centre de plein de réflexions et d’actions sur la vie des gens. Nous pouvons vraiment renforcer les gens.

Classe sociale et soins

 

De manière générale dans la santé, la classe sociale des patient·e·s a une incidence sur leur prise en charge, à travers la manière dont on les prend au sérieux ou pas et les préjugés qu’on porte sur elles et eux. C’est un biais important de l’accès aux soins. Quand tu arrives aux Urgences, tu ne vas pas être écouté·e pareillement selon d’où tu viens ou comment tu es habillé·e. Tout le monde a des préjugés, des constructions sociales et des réflexes de pensée qui sont délétères pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans le cadre dominant. Mais avec le Covid, c’est tellement la merde, il y a tellement d’inconnues… Comme personne ne comprend rien à ce virus, il est plus difficile de jouer sur ton statut et d’obtenir des soins de meilleure qualité, par un·e médecin qui aurait plus d’expérience. Je trouve que ça remet les pendules à l’heure.

Tu as une qualité des soins de merde, par manque de connaissances du Covid, mais la même pour tou·te·s lorsque tu es pris·e en charge. Dans notre unité, les patient·e·s arrivent déjà assez mal en point. Personne ne va dire : « Il exagère ! » Certains paramètres nous poussent à ne pas remettre en question les récits des patient·e·s. J’ai passé une journée entière avec un monsieur venant d’un pays lointain et parlant une langue inconnue. Je n’ai eu aucun commentaire sur ce monsieur, alors que d’habitude on entend des « il me saoule » ou « on ne comprend rien ». Les soignant·e·s ont imprimé des petites images pour essayer de communiquer avec lui. On retourne aux soins et à pourquoi on exerce ce métier. Je n’aime pas ce mot mais : par humanisme. Les personnes que nous prenons en charge sont redevenues des êtres humains, avant d’être philippin·e·s ou érythréen·ne·s.

Charge de travail et stress

 

En terme de charge de travail, je ne trouve pas que ce soit pire que d’habitude, même si les conditions de travail d’une infirmière ne sont vraiment pas extraordinaires. Mais ça n’a rien à voir avec comment d’autres personnels de santé se débattent ailleurs en Europe. En comparaison, je n’ai rien à redire. Après, en terme de charge de travail, cela signifie une galère vis-à-vis de laquelle nous sommes blasé·e·s. Le système est organisé en « shifts » : des périodes horaires sur lesquelles nous travaillons et que nous validons en cochant des soins. Nous avons une « check-list » de gestes à faire pendant notre période de travail. Les soins sont organisés comme ça. Avec le Covid, les gestes à cocher sont plus techniques et ont plus de répercutions que d’habitude si tu les fais pas ou mal. C’est assez stressant, mais on nous compte plus de temps pour les faire.

Les conditions de travail habituelles dépendent vraiment de ces cases à cocher, du nombre d’actes infirmiers à faire avant de passer le relais à nos collègues. Sinon elles et ils devront se taper les leurs, plus celles que tu n’as pas réussi à accomplir. Ça, ce n’est vraiment pas cool, parce que tu cours déjà toujours après le temps pour remplir toutes tes petites cases. Là, c’était pareil, sauf que les cases n’étaient pas les mêmes. Nous stressions parce qu’il s’agissait d’actes auxquels nous n’étions pas habitué·e·s et qui prenaient plus de temps, mais l’exigence des coches restait la même. C’est un travail à la tâche, à la performance.

« La phrase : « aussi rapidement que possible, aussi lentement que nécessaire », ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ce qui se passe. »
Je n’avais aucune idée de ce qui se passait ailleurs. Je n’étais en contact qu’avec l’hôpital et avec ma chambre. Je me levais vers 5h30 et je rentrais chez moi vers 20h ; je dormais et je me levais. Les jours de repos, je dormais. J’étais très fatiguée. Les politicien·ne·s ont décidé – on les adore – que les lois du travail ne s’appliquaient plus à nous. Nous n’avions plus de limitation d’horaire de travail. Certain·e·s se retrouvaient à faire le nombre d’heures prévues et d’autres 60 heures par semaines. Les 12 heures étaient plutôt respectées. À partir du moment où tu les avais faits, si une demi-heure débordait, c’était en général à cause des transmissions. Ça arrive hors Covid aussi.

L’accumulation des journées de travail de 12 heures te crève, en vrai. Quand tu as fait cinq jours de 12 heures dans une semaine, tu ne sais plus comment tu t’appelles ! On vit dans un monde capitaliste, et cela se sent. J’ai arrêté d’écouter ce qui se disait, car ça n’avait vraiment aucun rapport avec la réalité de ce que nous vivions sur le terrain. Pour moi, à travers toutes les décisions qui sont prises et comment le monde s’organise en ce moment, on tient compte uniquement de la santé économique et non pas de la santé de la population. C’est là que l’énergie est mise et investie, en dehors de l’hôpital. L’hôpital, encore heureux qu’il réagisse comme il l’a fait, car il existe pour gérer des situations comme celle-là.

Concernant le reste des institutions, on va investir dans la rentabilité et faire en sorte que l’économie continue de tourner, que le capitalisme gagne. Les décisions ne sont pas prise en fonction de la maladie. Déconfiner maintenant alors que nous, nous observions seulement que la tendance était en train de s’inverser… C’est comme quand les gens ont une angine, au bout de deux jours, ils n’ont plus mal à la gorge et se disent : « Ah c’est bon, c’est fini, j’arrête les antibios. » Ça ne marche pas comme ça ! Mais ça ne compte pas de toute façon. Seule compte la puissance économique de la Suisse ; les décisions sont prises en fonction. La phrase : « aussi rapidement que possible, aussi lentement que nécessaire », ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ce qui se passe.

Ce regard sur la situation était partagé parmi mes collègues, même s’il outrait peut-être moins les autres que moi. Pour les collègues également, les décisions politiques étaient en décalage total avec le rythme auquel nous avancions. Il y avait une inertie monstrueuse. On n’a pas eu de vrai confinement. À l’hôpital, nous avons pu observer les effets des mesures gouvernementales, un mois après qu’elles ont été instaurées. Mais il était évident pour tout le monde que les décisions de ré-ouverture avait été prises 10 jours avant d’être annoncées, à un moment où nous recevions encore beaucoup de gens. Les décisions ne sont pas prises en lien avec nos expériences à l’hôpital, où nous avons une vision précise du flux. Les politicien·e·s et nous, nous ne sommes pas aux mêmes endroits.

À l’hôpital, les médecins avaient prévu une catastrophe d’une grande ampleur qui n’a finalement pas eu lieu. J’ai l’impression que, même si on se retrouvait face à un nouveau pic, ça devrait aller. Les médecins avaient prévu de gérer une situation beaucoup plus grave. Et tant mieux que ça ne soit pas arrivé ! Si on l’avait vécu, on aurait été préparé·e·s. Mais là, c’était un luxe de pouvoir râler et dire : « Ah, ils en ont fait un peu trop… ». C’était génial en fait. Il y aura une nouvelle vague, c’est sûr. Après, que ça va nous « mettre la misère », à part économiquement, je ne le pense pas. D’autres gens vont mourir, mais sanitairement, je pense que la crise pourra être gérée. Par contre, il y aura un impact sur l’accès aux soins de toutes les personnes qui n’ont pas de papiers, avec les questions de légalité et d’illégalité sur le territoire, sur comment elles osent aller consulter. À part pour ces personnes-là, pour les autres, ça devrait aller.

« La pression économique de performance des soins était moins omniprésente. »

D’habitude, il y a la rentabilité. Il faut faire circuler les patient·e·s. Il faut faire circuler le flux. Il faut que les lits se vident et se remplissent, se vident et se remplissent. Et du coup, on est surtout dans le protocole et moins dans ce qui pour moi fait tout l’intérêt des soins : l’adaptation des soins à l’individu, à sa vie, à sa réalité et comment ceux-ci s’inscrivent dans un contexte socio-économique. Cette crise est un gouffre à argent. 150 personnes ont été embauchées du jour au lendemain. Là, il n’était pas question de rentabilité. Là, c’était le service public. Et ça s’est ressenti. La pression économique de performance des soins était moins omniprésente. Il y avait une meilleure prise en charge des gens et de leurs besoins. Nous nous retrouvions à faire des choses impossibles en temps normal. Par exemple, d’habitude, on ne va pas trop stimuler une personne qui souffre de démence, à part dans les services faits pour ça. On ne va pas s’entêter à essayer d’avoir une discussion avec elle. On n’a pas le temps ! Alors que là, nous avions du temps, parce que nous avions le bon ratio de collègues, et tant que l’état des patient·e·s le permettait, nous avons pu faire une prise en soins adaptée aux gens. Nous avons eu le temps et c’était bien, ce n’était pas superflu.

« La protection civile c’est l’armée de réserve du capitalisme »

« La protection civile c’est l’armée de réserve du capitalisme »

Au moment où il y a eu les premières contaminations de masse en Suisse, chaque personne qui pouvait être astreinte à la protection civile a reçu un courrier à la maison. Daté du 18 mars, il comportait des mots écrits en rouge pour bien souligner qu’il s’agissait d’une mobilisation exceptionnelle : « Information en cas de mobilisation » ; avec le logo de la République et du Canton de Genève, il émanait de l’Office cantonal de la protection de la population.

Témoignage récolté par téléphone mi-avril 2020.

« Et tous les soirs, les gens tapent aux fenêtres, font du bruit… »

Il était aussi indiqué que ce n’était pas un choix et il était précisé que : « ce document peut également servir d’attestation pour votre employeur ». Ce qui signifie donc : tu es à notre disposition. Les personnes employées par l’État n’ont pas d’excuses pour refuser, contrairement à celles qui travaillent dans des entreprises privées, définies comme prioritaires et toujours actives, et aux soignants concernés par le Covid qui sont exclus de cette réquisition car ils participent déjà à l’effort collectif.

La protection civile fonctionne comme l’armée, c’est-à-dire que tu as des cours de répétitions**, en fonction des besoins et selon les communes. La tâche des affectés pour la patrie, en temps normal, c’est par exemple d’aller voir si les sirènes d’alarme fonctionnent, si dans les PC l’eau est disponible, si l’hygiène est respectée, etc. Juste avant le Covid, certains affectés dont les cours de répétition avaient déjà été programmés ont été réaffectés au dispositif mis en place pour agir contre le Covid. Il faut dire que la protection civile du canton de Genève et celle du Tessin ont réagi plus vite que la Confédération. À partir du premier cas, le canton de Genève a commencé à envisager le scénario du pire et c’est pour cela que nous avons tous été prévenus qu’on pouvait être convoqués à tout moment. La protection civile à Genève compte 5000 personnes. Et si je ne me trompe pas, on est déjà 2000 à avoir fait et à faire des jours de service. C’est énorme ! D’habitude quand tu fais tes quatre jours par année, tu croises les mêmes têtes. Là, c’est différent. Je pourrais presque faire une espèce de sociologie, on a tout un panel de la société civile : il y a des avocats, des médecins dont la spécialité n’est pas mobilisée pour le Covid, des boulangers, des ouvriers, etc. A part des gens dont le travail est considéré comme fondamental, on est tous là !

La mobilisation se fait soit par sms, soit par email, pour ne pas être tributaire du ralentissement du courrier, parce qu’il y a une partie du personnel de la poste qui ne travaille pas en ce moment. Donc tu es affecté en fonction de l’emplacement géographique de ton domicile, car la protection civile est répartie plus ou moins en communes et selon les effectifs, on est volontaire ou pas… Comme la partie du canton où je suis rattaché ne disposait pas d’assez de personnes, j’ai reçu une convocation quelques jours après cette première lettre. J’ai été affecté dans les unités qui appuient le personnel médical dans le cadre du dépistage Covid-19. Là pour le coup, tu sens quand même que ce n’est pas quelque chose d’inutile. Alors le fait que tu sois convoqué n’est pas un problème. Moi je comprends pourquoi j’ai été appelé. Il faut appuyer le personnel soignant, ça fait partie du truc ; on sait qu’il y a potentiellement des sous-effectifs, donc on peut comprendre. C’est presque normal. Durant cette période, la protection civile fait toute une série de choses : elle appuie les activités de dépistage, elle aide aux soins intensifs, elle aide les ambulanciers et les services de livraisons au domicile des personnes âgées… Mais lorsque tu apprends par les autres personnes astreintes à la protection civile quelles sont leurs tâches, alors tu te rends compte qu’en parallèle, toute une série de personnes ont été et sont appelées pour faire des tâches qu’on ne peut pas considérer comme étant au service de la communauté.

Être mobilisé pour la patrie et… « faire le larbin de tel ou tel supermarché »

Toute une partie des astreints est au service de certaines entreprises privées qui sont contentes d’avoir trouvé de la main-d’œuvre gratuite. J’ai trois exemples. Lequel est le plus ridicule ou violent socialement ? Le premier concerne une clinique privée fermée pour tout ce qui n’est pas primordial, comme un accouchement prévu ou des examens importants déjà agendés. Le directeur de cette clinique privée a demandé à la protection civile d’avoir deux personnes à disposition pour faire le tri à l’entrée du parking. Une fonction qui pourrait très bien être remplie par n’importe quelle personne qui travaille là-bas, un agent de sécurité ou quelqu’un du personnel. Alors que les affectés de la protection civile, c’est du personnel gratuit ! La clinique n’a pas à les payer. Donc elle peut mettre toute une partie de son personnel au chômage technique, parce qu’ils ne sont pas occupés en ce moment, mais en même temps elle profite d’une main d’œuvre gratuite et de personnes qui n’ont pas eu le choix d’être là.

« En fait, on remplace le personnel qui aurait pu continuer à travailler si on leur avait confié cette tâche de vérification et ainsi être payé à 100 % par leur entreprise. »

Le deuxième exemple concerne les supermarchés alimentaires. Toute une série de magasins, que ce soit les grands ou les petits, ont demandé le soutien de la protection civile, uniquement, pour vérifier que les gens respectent les distances sociales et pour contrôler les attroupements dans les rayons des magasins. La plus caricaturale des réquisitions que j’ai vue concerne un grand supermarché de gros, où il y a un gars de la protection civile qui récupère les chariots à la sortie du magasin quand les clients sortent, qui les désinfecte et qui les donne aux clients qui entrent. Alors qu’à l’intérieur, la moitié des caisses sont fermées, ce qui signifie concrètement que la moitié des employés n’ont pas été appelés à venir travailler. Dans une des plus grandes chaînes de supermarchés suisses, c’est la même chose : les gens de la protection civile posent régulièrement des scotchs par terre pour maintenir les distances interpersonnelles et ensuite, ils sont postés devant le magasin toute la journée pour voir si elles sont respectées. En fait, on remplace le personnel qui aurait pu continuer à travailler si on leur avait confié cette tâche de vérification et ainsi être payé à 100 % par leur entreprise. Devant une grande enseigne du centre-ville, la queue étant très longue parfois, elle fait même tout le tour du pâté de maisons, les astreints de la protection civile doivent faire le tour de la queue pour contrôler que les clients respectent bien les distances sociales. Une autre de leurs tâches, que n’importe quel employé de ce grand magasin aurait aussi pu faire, c’est de veiller à ce que les personnes âgées soient directement accompagnées à l’entrée pour qu’elles n’aient pas à attendre.

Dans le même temps, le personnel des autres rayons de ce magasin a été mis au chômage technique. Donc l’entreprise n’a pas à verser le salaire de ces gens-là. Cette enseigne fait fonctionner son commerce, juste le minimum autorisé, l’alimentation. Elle exploite du personnel qui est fourni gratuitement par l’État. Il y a un article sorti dans la presse qui parlait des militaires et qui allait dans le même sens, expliquant que des militaires avaient été affectés à l’hôpital et qu’ils remplaçaient du personnel mis au chômage technique ou en vacances forcées. D’ailleurs, on ne sait pas encore combien de personnes ont été obligées à prendre des vacances durant cette période…

Ces entreprises privées, cliniques privées ou supermarchés se plaignent des restrictions, alors qu’en fait, elles font des économies puisqu’avec le chômage technique, c’est la caisse cantonale qui paye le salaire réduit à 80% des personnes qui ne sont plus à disposition des entreprises et de surcroît, ces magasins disposent de main d’œuvre gratuite.

Un troisième exemple assez caricatural : dans une clinique privée, il y a deux gars de la protection civile qui s’assurent que personne ne vienne sur la propriété privée de la clinique et, en échange, ils reçoivent un plat du jour à midi. Entre le coût de ce plat d’environ 14 CHF ou le salaire d’un mois, c’est tout bénéfice. C’est affligeant ! Parce que oui la protection civile remplit des tâches louables, je pourrais encore citer le réaménagement de la caserne des Vernets en centre d’accueil pour les personnes sans-abris. Les gars de la protection civile ont bossé cinq jours de suite pour pouvoir réaffecter les lieux en un espace presque vivable. C’est un travail plus ou moins utile, puisqu’il permet à des gens d’avoir un espace de vie ; quelquefois, les astreints nettoient les habits des personnes sans-abris… Mais, à l’opposé, tu peux te retrouver à faire le larbin de tel ou tel supermarché. Ce n’est pas la protection civile qui décide ça, ce n’est pas la hiérarchie non plus, c’est le canton de Genève. L’État et les communes lui donnent des missions. Il suffit que des supermarchés le demandent. Le moment le plus problématique a été le week-end de Pâques. Comme il y avait la crainte d’un afflux sur les supermarchés, je pense que pas loin de 80 % des supermarchés du canton ont demandé de l’aide à la protection civile. Et du coup, il y avait des astreints dans quasi tous les supermarchés de quartier. J’ai vu un centre commercial de Plainpalais qui lui, a eu recours aux agents de sécurité déjà engagés en temps normal pour faire le tri à l’entrée, afin de vérifier qu’il n’y ait pas trop de monde qui entrait dans le centre. Sinon, partout ailleurs, tu voyais des gens de la protection civile faire ce boulot. Devant un supermarché de la Jonction, les gars de la protection civile sont venus parce qu’il y avait trop de monde qui faisait la queue et ils ont organisé un labyrinthe. Ça fait peur mais c’est ça !

« Est-ce que les gens de la protection civile sont là pour faire les supplétifs de la police ? »

Durant le week-end de Pâques, la protection civile devait également vérifier dans les espaces publics que les distances sociales étaient respectées, pas de rassemblement de plus de cinq personnes. Mais, elle n’avait aucun pouvoir. Elle pouvait dire quoi, à part : « Vous ne devriez pas être cinq. » Le but de cette présence est clairement dissuasif, en suivant cette logique que si les gens voient quelqu’un en uniforme, ils vont respecter la règle. Quand tu es à la protection civile, tu dois porter un uniforme. Et c’est le cas aussi des sapeurs-pompiers qui devaient se balader, non pas en civil, mais en uniforme. La protection civile est vêtue de vert olive. Vert, c’est la couleur de l’armée dans l’ordre du symbolique. Quand tu vois des gens qui sont habillés tous pareils, dans des codes de couleurs hyper précis – le bleu, le vert olive – ça ne te fait pas vraiment penser à un truc de dissuasion, mais plutôt à un truc autoritaire. Ces gars de la protection civile sont aussi conscients qu’ils sont là pour des mauvaises raisons : surveiller… Ils sont là, à se balader dans les parcs et ils ne vont pas aller engueuler les gens, ils se disent que ce n’est pas leur rôle.

« Est-ce que les astreints de la protection civile sont là pour faire les supplétifs de la police ? La question se pose de plus en plus. Parce que pour ceux qui surveillent les parcs, c’est ça ! »

Quand on est astreint à la protection civile, on reçoit une formation de base. Avec cette formation de base, on est apte à aider en cas de catastrophe. Le Covid-19, c’est une catastrophe. Et donc, en ce moment, il y a une équipe qui est dans les locaux des ambulanciers et qui les aide à désinfecter les ambulances tous les soirs. D’habitude, il n’y a pas autant d’ambulances qui circulent dans les rues de Genève. Il y a tellement de demandes en ce moment qu’il faut accélérer le rythme, il faut que ce soit désinfecté le plus vite possible. Dans ce cas, notre rôle se justifie. C’était aussi le cas quand, pour soulager le personnel d’une clinique privée et réquisitionnée ; la protection civile a monté une tente hôpital d’appoint pour recevoir les personnes susceptibles d’avoir le coronavirus. Les mêmes tentes ont été montées devant d’autres cliniques privées, devant l’hôpital et des centres médicaux. On est formés à ce genre de choses. En cas de catastrophe, on est censés pouvoir suppléer des sapeurs-pompiers, des médecins, des cantonniers, tous les gens qui sont en première ligne. Alors que surveiller les gens dans les supermarchés ou aller faire la morale aux promeneurs dans les parcs ou au bord du lac, ce n’est clairement pas ce pourquoi les astreints ont été formés jusqu’à aujourd’hui. Si ça devient la norme…. On ne sait pas de quoi demain sera fait. On ne sait pas si, à partir de l’année prochaine, on ne nous dira pas que maintenant, ça entre dans nos compétences. Est-ce que les astreints de la protection civile sont là pour faire les supplétifs de la police ? La question se pose de plus en plus. Parce que pour ceux qui surveillent les parcs, c’est ça ! En fait, ils ont intégré l’ordre répressif – ou comme Weber le disait, la capacité coercitive de l’État – sans l’avoir voulu.

Des affectations aux limites floues…

Devant le foyer Frank-Thomas, j’ai vu un astreint de la protection civile et je me suis demandé ce qu’il y faisait. Déjà en temps normal l’agent de sécurité devant, c’est choquant, mais tristement pour un foyer, on s’y est habitué. Qu’est-ce que le gars de la protection civile vient apporter là-bas ? On s’est demandé si on allait être postés devant les foyers de migrants… C’était une interrogation, car on a vu des astreints vers des foyers. Autre exemple : Des scouts font les livraisons pour les personnes âgées. Il y a des gens de la protection civile qui les aident matériellement. Pour que les livraisons ne se fassent plus à vélo, ne durent pas 45 minutes… dans les zones plus reculées, à la campagne.

Il y a encore un domaine où la protection civile intervient, mais je ne sais pas à quel point il est représentatif. La protection civile a des camionnettes prévues pour ce genre d’urgence. En ce moment, certaines d’entre elles servent à livrer les repas à domicile aux personnes vulnérables. Mais on a aussi vu des camionnettes de la protection civile transporter des militaires à la douane pour qu’ils prennent leur poste et qu’ils s’assurent que personne ne franchisse la frontière. Il semblerait que l’armée n’a pas assez de véhicules, ce qui est quand même assez troublant vu le fric qu’on lui file chaque année. Les gens de la protection civile ne sont pas, eux, postés aux frontières. Peut-être pas encore ? On ne sait pas encore l’évolution du Covid, donc tout peut changer tous les jours en termes d’affectation…

Au moment où l’on a reçu la première lettre datée du 18 mars, on nous a dit qu’on serait mobilisables jusqu’à la fin avril, selon le calendrier prévu. Puis le 5 avril, la mobilisation a été prolongée au 31 mai. Et ensuite le 17 avril, on a compris qu’on serait peut-être mobilisables jusqu’au 30 juin.

Les conditions d’affectation : horaires, salaire, assurance…

En cette période de crise, les astreints à la protection civile, on nous prévient de semaine en semaine. On est réquisitionnés trois à quatre jours par semaine. Soit du lundi au jeudi, soit du vendredi au dimanche. Au début de cette crise sanitaire, il fallait être à 7h30 aux abris PC*** où se trouvent les centres de commandement. Le paradoxe étant que, tout à coup, ces abris PC ont été réaffectés à ce pour quoi ils ont été conçus. Car l’anomalie, c’est qu’en Suisse il y a des migrants logés dedans. Heureusement nous, nous n’avons pas à dormir dedans ! On est convoqués soit à 7h30, soit à 14h30 à l’abri. On est censés être disponibles de 7h30 à 23h30, mais répartis en deux groupes, celui du matin, puis celui de l’après-midi. Dans une journée, on travaille entre sept et huit heures. On a une pause à midi pour manger la nourriture qu’ils nous donnent.

Les chefs de la protection civile, contrairement à nous, sont mobilisés six à sept jours par semaine pour un jour de pause. Ils peuvent enchaîner huit jours de suite. Et ils ont les horaires les plus pourris. Ils doivent arriver avant nous et partir après nous. En ce moment, ils sont responsables de faire les plannings. Ils reçoivent d’abord une affectation et ils doivent faire des calculs et décider combien de personnes sont nécessaires et à quels horaires. Ils gèrent les ressources humaines et font de la planification en quelque sorte. Ils doivent s’occuper de l’accueil de chaque astreint, leur expliquer les tâches, être là pour s’assurer que la relève est bien arrivée. En général, il y a deux chefs pour une journée donc l’un fait 6h30-15h et l’autre 15h30-24h pour s’assurer que tout s’est bien passé durant la journée.

Le salaire, c’est pervers. Quand tu es à la protection civile comme à l’armée, ton salaire est compensé par l’assurance perte de gain APG. Elle couvre 80 % de ton salaire. Ton employeur est responsable. Est-ce qu’il doit continuer à te verser les 20% manquants ? C’est au libre choix de l’employeur. Pour les indépendants, c’est tout bénéfice, car ça passe directement sur leur compte et si tu fais l’équivalent d’un temps plein, c’est 5’800 CHF par mois. Pour les employés, il y a toute une série d’employeurs qui ne payent pas les 20% et toi tu tournes à 80% durant cette période. Un autre truc pervers : chaque jour qu’on passe à la protection civile, en fait on est couverts par l’assurance militaire. Le département de la défense paie l’assureur SUVA pour toutes les personnes astreintes à la protection civile et les militaires. Mais on ne peut pas suspendre notre assurance maladie personnelle durant cette période. Tu as donc deux assurances. Les jours où je suis à la protection civile, je paie mon assurance personnelle mais en même temps la Confédération suisse me paie une autre assurance. C’est absurde ! Pour les caisses d’assurance maladie par contre, assurer toutes les personnes qui sont astreintes à la protection civile ou à l’armée, c’est double bénéfice. Si tu tombes malade pendant le cadre de ton service, ça va se répercuter sur l’assurance militaire, mais tu auras payé deux primes indirectement. Le système est beau ! Il y a un article de la loi qui dit qu’on a le droit de ne plus payer notre assurance à partir d’un certain nombre de jours de service. Sauf que personne ne sait combien ! Personne ne nous l’a jamais dit. Je pense que c’est suffisamment élevé pour que ce ne soit pas possible, même en ce moment. La beauté du système suisse, elle s’incarne maintenant.

« Mais les gars en poste devant les supermarchés n’ont pas de masques eux ! »

Tous ceux qui, comme moi, sont affectés en renfort dans les endroits de soins et de dépistage, aux soins à domicile, aux ambulances, à l’aide de personnes sans-abris, on a tout un matos disponible et on le met à disposition des autres. Les gels désinfectants, les masques, … l’État et une grande entreprise chimique suisse nous fournissent ça. Parce qu’on a considéré que c’était important qu’on en ait. Et c’est vrai. On a tout ce qu’il faut pour éviter d’être contaminés. On nous a dit que les masques, on ne pouvait les utiliser que pendant quatre heures sur une journée de huit heures ; on a le droit d’en porter deux, d’avoir des fioles de gel hydroalcoolique qu’on remplit avec les stocks. Et on nous lave nos vêtements. Ils nous font changer d’uniforme tous les jours. Ils nous le nettoient et le désinfectent. Il y a des gens de la protection civile qui s’occupent de ça la nuit. Mais les gars en poste devant les supermarchés n’ont pas de masques eux !

Pour les astreints dans le domaine des soins, les distances sociales ont été respectées. Mais pour les autres en général, non. Et ça s’applique à tous les lieux, pas qu’aux abris PC, mais aussi aux pompiers, etc. Dans ces lieux-là, il n’ y a pas d’espace prévu pour la distanciation sociale ! Le seul avantage, c’est qu’on prend ta température le matin pour s’assurer que tu n’es pas contaminé. Mais dans les réunions briefing du matin à l’abri PC, le local n’est pas assez grand pour opérer la distanciation sociale. Il y a eu un article à ce propos dans la presse genevoise.

« L’armée et la protection civile prétendent être prêtes à parer à toute éventualité, en fait non. Tu as l’impression qu’ils se préparent les trois quarts de l’année à vivre un bombardement de l’armée allemande, qui n’est jamais encore arrivé jusqu’à aujourd’hui. Mais une pandémie, visiblement, ils ne savent pas la gérer. »

Le cas le plus problématique, c’était la protection civile de la Ville de Genève parce qu’en termes d’effectifs absolus, la Ville a beaucoup plus d’astreints que les communes périphériques. Dans ces dernières, respecter les distances interpersonnelles, ça pouvait être compliqué mais faisable ; tandis qu’en Ville, c’était impossible, ils étaient entre 70 et 80 à arriver le matin dans un abri PC ! Non seulement la distanciation sociale n’était pas respectée, mais on prenait le risque de contaminer 80 personnes par jour. Du coup, le Canton a suspendu la protection civile de la Ville de Genève pour son incapacité à assurer la distanciation sociale entre astreints. Actuellement, la protection civile des communes opère seule. Du coup, elle doit à présent se charger aussi de toutes les tâches qu’effectuait avant la protection civile de la Ville de Genève qui avait l’effectif d’astreint le plus important. On ne sait pas s’ils ont pris des nouvelles mesures, comme convoquer les gens par groupes de dix ou autres. La question se pose…

Tu pourrais très bien mieux répartir les gens. Une équipe arriverait à l’abri PC à 7h30 et repartirait à 7h40 à son affectation, puis arriverait la suivante, etc. On pourrait très bien organiser cela autrement. Il y a une part d’incompétence totale. L’armée et la protection civile prétendent être prêtes à parer à toute éventualité, en fait non. Tu as l’impression qu’ils se préparent les trois quarts de l’année à vivre un bombardement de l’armée allemande, qui n’est jamais encore arrivé jusqu’à aujourd’hui. Mais une pandémie, visiblement, ils ne savent pas la gérer, que cela concerne la population ou les gens contraints de devoir s’occuper de la pandémie. Un exemple me fait rire, c’est celui de sapeurs-pompiers qu’on a formés à faire le dépistage. Ils ont été autorisés à le faire. Ça veut dire qu’un sapeur-pompier volontaire habitué à certaines tâches de base, que ce soit prendre tes constantes (pouls, température, tension,…) ou t’évacuer d’un feu, se retrouve du jour au lendemain avec une consigne du style : « Vas-y, mets un coton-tige dans la gorge ou le nez de quelqu’un pour récupérer son frottis et faire un test Covid. » Dans une commune ils ont essayé de le proposer à des gars, m’a raconté un ami. Et on leur a demandé : « Est-ce que ça vous dérangerait de faire ça ? ». Il paraît qu’il y a eu une espèce de grève générale en réaction !

« La protection civile quelque part reproduit les schémas de la société. »

Si on me demande si je me suis senti mis en danger, je dirais que oui. C’est-à-dire que, dans une période où tout le monde est censé rester chez soi un maximum, ne sortir que pour faire l’essentiel… C’est ça le mot : l’essentiel. Les courses et aller à la pharmacie. Oui, on est clairement plus exposés que les autres. D’ailleurs, il y a un gars de la protection civile qui a chopé le Covid. C’est officiel. Pour le coup, lui c’est un chef. Et il a plus de 60 ans. Ça veut dire qu’on a mobilisé une personne de cet âge-là, à risque. C’est quand même assez grave. Les chefs n’ont pas d’âge limite pour être mobilisés, contrairement à nous. Nous, on est censés être au service de la patrie entre 18 et 40 ans. Pour être chef, c’est du volontariat. Mais, pendant très longtemps, ça ne correspondait à rien d’être chef, puisqu’il n’y avait rien qui se passait. Quand tu es astreint à la protection civile en gros tu ne fais pas l’armée, mais tu es quand même soumis à la taxe militaire. Et chaque jour que tu fais à la protection civile te permet de diminuer de 4 % ta taxe militaire. C’est quatre jours par année. Mais si tu es chef, la décote sur la taxe est de 8 %. D’après moi, il y a une raison économique à devenir chef. La plupart des chefs ne sont pas des diplômés universitaires qui gagnent plein de fric. Ce sont des gars qui ont des formations techniques, qui ont fait des apprentissages, qui ont un CFC. Payer la taxe militaire quand tu as un salaire de diplômé universitaire, ce n’est pas génial mais tu arriveras toujours à t’en sortir. Alors que si tu as fait un apprentissage, c’est pas dit. Les apprentis aussi sont taxés plus que les étudiants. Donc il y a une discrimination sociale immense ! La taxe militaire, c’est clair qu’il y a un truc de classe là-dedans. C’est un peu comme l’impôt fédéral direct : tout le monde est imposé au même taux, alors que personne ne gagne le même salaire. Donc, en terme de classe, il y a un truc très bizarre qui se passe. La protection civile, quelque part, reproduit les schémas de la société. Ces personnes, qui ont cherché à réduire au maximum leur taxe militaire, en devenant chefs se retrouvent au front, exposées comme les caissières des supermarchés, les aide-soignantes, les infirmières, les nettoyeuses des hôpitaux, etc.

Journal de bord d’agentes d’escale à Genève

Journal de bord d’agentes d’escale à Genève

Anne : Je travaille à l’aéroport comme agente d’escale dans une entreprise d’assistance au sol pour une compagnie d’aviation. Je travaille au check-in de cette compagnie. Je suis en CDD. J’ai commencé en hiver et mon contrat s’achève ce printemps. Je travaille pour cette entreprise, parce que je ne trouvais pas de boulot à la suite de ma formation. Ce n’est pas là où je me voyais évoluer, mais voilà, c’est le travail que je fais en ce moment.

Caroline : Je travaille comme Anne pour une entreprise d’assistance au sol à l’aéroport de Genève. J’ai un contrat en CDI, mais je suis payée à l’heure.

Témoignages recueillis dans la deuxième quinzaine du mois de mars 2020, à quelques jours d’intervalle.

« J’ai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de répondre à la question : la santé ou l’argent ? »

Menace coronavirus : journal de bord d’une agente d’escale

 

Caroline : En janvier, on a commencé à parler dans les médias d’une épidémie en Chine. Ce n’était pas très important, c’était lointain. Sauf que pour nous, qui travaillions à l’aéroport avec des vols internationaux, assez rapidement les directions des différentes entreprises actives sur la plateforme aéroportuaire de Genève ont commencé à faire des communications de crise. En disant au départ que le Covid-19, c’était en Chine, qu’il n’y avait pas besoin de s’inquiéter. Par la suite, certaines compagnies ont commencé à se poser la question de l’annulation des connexions avec la Chine, notamment Air France. Mais depuis Genève, sauf erreur, c’est Air China qui opère la liaison directe. Et eux sont partis du principe qu’ils n’annulaient pas leurs vols. A ce moment-là, des agents ont commencé à s’inquiéter et à porter des masques. C’était en janvier. Et quand je parlais de cela en dehors de l’aéroport, aux amis et à la famille, c’était exotique. Plutôt en plaisantant, on me disait que j’étais « la pestiférée ».

Certains collègues travaillant pour Air China portaient des masques, mais ceux travaillant pour d’autres compagnies n’en portaient pas. Les entreprises ont continué à communiquer en disant que ce n’était pas grave, que le virus ne résistait pas sur les passeports, les valises, les surfaces lisses, etc. Alors que fin janvier, les syndicats actifs à l’aéroport avaient dit aux directions et aux collaboratrices et collaborateurs qu’il fallait du matériel de protection. Et qu’en parallèle, l’OMS parlait d’épidémie, appelant à prendre des précautions sanitaires.

Il s’est passé une chose marquante fin janvier, qui est aussi sortie dans la presse : un Britannique ayant transité par l’aéroport de Genève de retour de Singapour s’était rendu en Haute-Savoie. Porteur du virus, il avait contaminé des personnes en Haute-Savoie, puis en Grande-Bretagne en rentrant chez lui. Mais les directions des différentes entreprises de l’aéroport continuaient à dire qu’il n’y avait pas de soucis à se faire ! Pourtant, elles ont admis le fait que cet Anglais, malade du coronavirus, avait transité par l’aéroport de Genève.

En février, les communications étaient encore régulières… mais on parlait toujours du virus « asiatique ». Les syndicats persistaient à demander du matériel pour protéger les travailleuses et les travailleurs. Fin février, je me suis payé un gel hydro-alcoolique parce que, même si, comme tout le monde, je n’y croyais pas complètement et que ce virus restait encore pour moi quelque chose de très lointain, j’ai quand même commencé à m’inquiéter me sachant au contact de beaucoup de personnes… D’ailleurs, même en temps normal, ça me dégoûte de toucher toutes ces affaires, de voir tous ces gens et je me lave souvent les mains. Mais là, je me suis dit qu’on était passé à une étape supérieure.

Fin février, les autorités ont annoncé qu’elles interdisaient les rassemblements de plus de 1000 personnes… À l’aéroport, dans le hall, 1000 personnes on y arrive vite ! Et il y avait juste les recommandations qui avaient été affichées : « ne pas serrer des mains, éternuer dans les coudes,… » Il restait qu’en Suisse il n’y avait que quelques cas isolés. Puis, c’est allé très vite. Début mars, la direction a évoqué la question du chômage partiel. Et paradoxalement, elle ne prenait toujours pas de mesures d’hygiène ni de sécurité !

En parallèle, depuis début mars, des collègues et moi avons développé des techniques pour essayer d’être moins en contact avec les passagers. On essayait d’éviter de toucher tout ce qu’on pouvait. Mais rien n’a été mis en place par la direction. Et je sais que c’est pareil dans différents services et dans différentes entreprises. Chez nous, on avait un peu de gel hydroalcoolique mis à disposition, mais clairement pas assez pour tout le monde.

Dès le mercredi 11 mars, Genève a interdit les réunions de plus de 100 personnes. Pourtant, nous, on n’a vu aucun changement à l’aéroport ! Rien n’a été mis en place. Parfois il y avait des gants à disposition, mais évidemment, pas assez ! Moi, je n’en avais pas.

La direction a discuté du chômage technique avec les partenaires sociaux, mais elle n’a rien communiqué officiellement à tout le personnel. Même si on voyait bien que depuis début mars, plus grand monde ne prenait l’avion. Il y a eu clairement une baisse au niveau de la fréquentation. On se retrouvait à préparer des vols à moitié vides. Cela s’est accentué jusqu’au catastrophique week-end du 14-15 mars. Et ce week-end a été médiatisé parce que le Conseil fédéral venait d’annoncer la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements, l’obligation de respecter une distance sociale (distance interpersonnelle de 2m), etc. Et à l’aéroport, rien n’était mis en place pour protéger du coronavirus ! Pourtant la direction parlait de chômage partiel. On avait donc d’un côté, le stress économique « ça sent mauvais les gars », de l’autre la conscience de la nécessité de se protéger en travaillant, parce que là ça devenait dangereux partout. Sachant que dans le reste de la ville les gens faisaient vite des courses pour se préparer à un confinement, ce week-end-là à l’aéroport, j’avais l’impression d’être dans un autre monde.

Dès le lundi 16 mars, des mesures sérieuses sont progressivement instaurées. Un peu tard puisque depuis deux semaines, de moins en moins de gens transitaient par l’aéroport et prenaient des vols. Un peu tard aussi puisque le week-end précédent, il y avait eu beaucoup de passagers. Les stations de ski ayant fermé, les gens voulaient rapidement rentrer chez eux. Mais les mesures qui auraient dû être mises en place depuis longtemps ne l’ont été qu’après ce fameux week-end, au fur et à mesure, selon les services et les lieux.

Le 19 mars, le syndicat SSP-section aéroport appelait à la grève si l’aéroport ne fermait pas le lendemain, en tout cas au trafic passagers. Ensuite, ils se sont rétractés en disant que des mesures avaient été mises en place pour préserver la santé des employées et employés sur le lieu de travail. C’est vrai que là, ils avaient finalement mis en place des mesures utiles, mais c’était bien trop tard ! Il y a eu un contrôle au niveau de l’entrée du bâtiment qui a plus ou moins bien marché, on filtrait les entrées et on demandait de voir une carte d’embarquement du jour, pour diminuer le nombre de personnes présentes dans le hall. Il y a eu des marques au sol dans les files. Dans les salles d’attentes, un siège sur deux a été condamné.

Le vendredi 20 mars, il y avait des vols vides, maintenant il n’y a presque plus rien. Il reste environ 9 vols par jour et le taux de remplissage est dérisoire. Pourtant il y a toujours des vols et, ce qui est bizarre, même avec Rome. En fait, ça n’a jamais été ni les autorités cantonales ou fédérales, ni la direction de l’aéroport ni les entreprises actives sur sa plateforme qui ont pris la décision d’annuler les vols ou de fermer l’aéroport. Ce sont les compagnies qui ont décidé de diminuer leurs vols. Donc, ce n’est pas ici que se prennent les décisions, mais aux sièges des compagnies. Et ce n’est pas la santé des collaboratrices et collaborateurs ou encore celle des passagères et passagers qui motivent leurs décisions, mais des questions économiques et de fermeture de frontières.

Dans le détail, la réactivité du personnel et des passagers face à la très lente mise en place de mesures de protection

 

Anne : Ça a pris beaucoup de temps pour que l’aéroport et les compagnies se mobilisent pour mettre en place des mesures de sécurité. Ce qui s’est passé, c’est qu’on n’a eu aucuns gants, ni masques délivrés par notre employeur alors qu’on était en première ligne, en face à face avec la clientèle. A un moment donné, j’ai reçu un message comme quoi il y avait des gants. Je suis allée au bureau le lendemain, mais personne n’avait l’air de savoir s’il y avait eu des gants dans le bureau même, pour vous dire. En tout cas, il n’y en avait plus. Finalement une boite de gants est apparue. Je ne sais même pas qui l’avait amenée. Une collègue ? Du coup une moitié des gens qui travaillaient avec moi en avait, l’autre pas. Parce que les gants, ce sont des frais personnels. Et quand bien même, sur le marché, en pharmacie, on en trouvait déjà plus.

Après, le problème des gants, c’est qu’ils se trouent. Parce qu’on bosse avec des étiquettes, donc ça colle, donc ça se troue, donc tu changes de gants. Par conséquent, il en faut une grande quantité. Quant aux gels désinfectants, c’est aussi un problème. On en a eu, une fois, un petit gel collectif au bureau… Nous amenions nos gels et certaines personnes, leurs propres gants. Au début de cette épidémie, je ne mettais pas de gants et puis à force d’entendre les nouvelles, de voir les consignes, j’ai fini par me dire : « ça ne va plus, il faut que j’en mette ». Je suis allée en chercher à la pharmacie, mais à ce moment-là, il n’y en avait plus. De manière générale dans ce boulot, à la fin de la journée nos mains sont dégueulasses parce qu’on touche tout. C’est comme les caissières et les caissiers. Les emplois où tu touches des papiers, où tu touches ce que d’autres touchent, des documents, des produits, etc. Nous, nos mains, elles ont vite une couche de crasse. En quelques minutes seulement, tu la sens cette couche. Tu ne te touches pas les yeux, ni le nez, ni la bouche. C’est dégueulasse. On a vraiment un rapport direct avec plein de choses.

Le week-end du 14-15 mars, il y avait encore des files d’attente où les gens étaient collés. On ne disait pas aux gens de respecter les distances d’un ou deux mètres. Tout le monde était entassé dans la queue comme d’habitude ! Il n’y avait encore aucunes mesures. Ni plexiglas, ni gants, ni rien du tout ! Il n’y a pas eu de ligne rouge au scotch par terre avant le lundi 16 mars. Et ce n’est qu’au début de la semaine du 16 au 22 mars, qu’ils ont enfin installé des vitres en plexiglas. Des gens parfois s’accoudent sur les guichets, se mettent hyper proches, et toi tu es en-dessous. Donc si tu reçois un postillon ou autre, tu es en ligne de mire.

Caroline : Ce qu’ils ont installé trop tardivement, ce sont les vitres en plexiglas. À l’enregistrement, ils ont fini par les mettre, à l’embarquement même pas. Et le personnel volant a continué à faire les vols jusqu’à très tard, sans protections. Sachant que plusieurs fois, sur certains vols, il y a eu des suspicions de coronavirus, voire des confirmations de cas. Certaines directions disaient que le port du masque n’était pas recommandé.

En travaillant au guichet, je ne me suis pas sentie en sécurité. Je ne suis pas quelqu’un de spécialement angoissé. Mais j’ai pris des dispositions personnelles pour me rassurer. En fait, chacun y est allé de sa petite technique. Un jour, des gants ont été mis à disposition. Mais c’était vraiment pas pratique pour faire notre travail : coller des étiquettes, taper sur un clavier … J’ai continué à me protéger en me lavant très souvent les mains et en ne me touchant pas le visage. J’ai aussi décidé de ne plus toucher de passeports. Je demandais au passagers de me les montrer et de scanner eux-mêmes leurs cartes d’embarquement. Ça prenait du temps pour que les passagers comprennent. Ce n’est pas venu de la direction, c’est nous qui avons décidé de toucher le moins possible. Fin mars, des gants et des masques ont été mis à disposition. Mais comme moi, des collègues avaient déjà mis en place des tactiques. Par exemple, habituellement, pour procéder à l’embarquement plus vite, pour une question de rentabilité, les collègues scannent tous les passagers et les font attendre dans une zone bien délimitée. Quand l’avion est prêt, les collègues ouvrent la porte et les passagers sont autorisés à entrer dans l’avion. Ce qui fait que les passagers se retrouvaient serrés comme des sardines dans un périmètre très restreint. Et sur ça pareil, il n’y a jamais eu de communication officielle, ce sont les collègues qui ont décidées elles-mêmes de cesser de le faire dès début mars. D’ailleurs pour dire vrai, l’angoisse du virus est d’abord venue des passagers car le personnel continuait à faire comme d’habitude, n’ayant reçu aucune nouvelle réglementation. À ce moment-là des gens disaient : « Vraiment on doit aller attendre là-bas ? ». Même problème avec les bus pour les embarquements et les arrivées. Puis c’est devenu le souci des collaboratrices et collaborateurs qui se sont demandé s’ils pouvaient continuer à entasser des gens dans des bus. Pourtant, selon les directives de la direction et des managers, on devait continuer à opérer comme en temps normal.

« La hiérarchie fait du télétravail depuis un certain temps. »

Caroline : Le directeur de l’aéroport, lui, témoignait depuis son domicile. La hiérarchie fait du télétravail depuis un certain temps. On voit cela dans beaucoup de domaines et de professions liées aux services. Comme la hiérarchie dans les supermarchés. Ils sont bien au chaud chez eux et les caissières sont au supermarché !

À part les emails que notre direction nous transférait à propos des conditions sanitaires, et des communications non officielles, c’est-à-dire des communications sorties dans des articles de presse ou sur les réseaux sociaux, on n’avait pas de nouvelles. Mais par contre on découvrait : le fitness fermé, le bureau des uniformes fermé, le bureau des RH fermé. « Écrivez dorénavant à ces adresses mail, le bureau est FERMÉ. » Et nous, on continuait à travailler car dans certaines professions, impossible de faire du télétravail ! Voilà pourquoi s’impose la nécessité de la fermeture de l’aéroport ou tout du moins de son service passagers !

Volera, volera pas ? Des raisons d’arrêter la machine

 

Caroline : À partir du lundi 23 mars, certaines compagnies n’opéraient plus de vol, tandis que d’autres en planifiaient encore une dizaine par jour. Et il y a des compagnies qui opèrent encore ! Ils auraient dû faire le choix de s’arrêter bien avant. On a vu dans d’autres pays, des compagnies qui avaient interrompu leur connexion avec la Chine ou avec l’Italie, mais en tout cas à Genève, j’insiste, encore aujourd’hui, des vols partent pour Rome. Ils disent qu’ils font des vols de rapatriement. Et il y a les vols de fret pour les marchandises. Mais ils pourraient fermer la partie passagers. Qui voyage encore entre Genève et Rome aujourd’hui ? Je me demande… Il y a aussi beaucoup de vols entre Genève et Londres. Je ne sais pas ce qui se passe.

Début mars, on avait encore tous les vols habituels. Sauf qu’ils ont pris note qu’il y avait moins de personnes qui partaient en vacances ou se déplaçaient pour le travail, que la fréquentation diminuait. On peut aussi remarquer que cela n’a pas été une décision économique ou sanitaire mais simplement légale : quand les pays ont commencé à fermer leurs frontières, les premiers vols ont été annulés. Les pays de l’Est ont été dans les premiers à fermer leurs frontières, impliquant l’arrêt immédiat des vols. On n’en a pas du tout parlé dans les médias. La première décision qui a provoqué l’annulation de vols, c’est la fermeture des frontières; ça n’a pas été une décision de la compagnie. Par contre face à la situation italienne, certaines compagnies ont communiqué début mars pour dire qu’à partir de mi-mars, les vols avec l’Italie seraient annulés. Elles ont anticipé un peu. Cela s’est reproduit avec l’Espagne. En revanche, certaines compagnies n’ont jamais invoqué d’arguments sanitaires.

Contrats : ce n’est plus un aéroport, c’est une épicerie…

 

Caroline : À l’aéroport, très peu de gens travaillent en contrat fixe et ce sont un peu les privilégiés avec un 13e salaire. Mais par rapport au coût de la vie à Genève, ce salaire reste dérisoire. Mes collègues et moi sommes en CDI, mais payés à l’heure. Nous n’avons pas un salaire mensuel établi, mais un salaire qui varie selon les heures qu’on a effectuées. Et il y a une troisième catégorie de salarié.e.s, celle des personnes placées par une boîte temporaire, elles sont les plus mal loties, comme partout.

Anne : Le coronavirus a commencé à se répandre et à faire parler de lui, au moment où les auxiliaires en CDD devaient annoncer leur souhait pour la suite.

La grande majorité des auxiliaires a demandé un CDI. La plupart de mes collègues sont étudiant.e.s. Ils embauchent en décembre, parce qu’il y a beaucoup de passagers qui atterrissent à l’aéroport de Genève pour aller faire du ski. Je fais partie d’une équipe qui vient en renfort, en hiver. Ça s’appelle la période « charter ». Parce qu’il y a des milliers de voyageurs, provenant surtout d’Angleterre, qui viennent skier dans les stations environnantes et qui repartent quelques jours plus tard. Début mars, on n’avait toujours pas de réponse. Ce qui signifiait que si notre contrat n’était pas prolongé, on devait trouver un nouveau travail en peu de temps… La réponse a fini par tomber, disant qu’au vu de la situation, avec le coronavirus, aucun CDI ne serait possible, peut-être quelques CDD. Coup dur pour pas mal de gens ! Il fallait trouver un autre job…

Avec cette crise, on entend beaucoup de choses par rapport à nos droits, mais on a des doutes. Le chômage technique a été accordé aux travailleuses et travailleurs en CDI. Mais nous, les CDD qui terminons au printemps, nous n’avons droit à rien pour l’instant.

Il y a un moment où j’ai beaucoup hésité à me rendre au travail. Je ne voulais pas, en y allant, risquer de contaminer d’autres personnes ensuite. Un dilemme entre santé et argent. Faire le choix de ne pas aller travailler lorsqu’on est payé à l’heure serait revenu à ne pas avoir de salaire. Le bruit qui court en ce moment est qu’en avril, on n’aura presque pas d’heures. Je ne suis pas certaine que le nombre d’heures inscrit sur mon contrat sera respecté. Il n’y a presque plus de vols. Nos horaires nous seront communiqués fin mars pour le mois d’avril, donc quelques jours avant la fin du mois, c’est chaud pour s’organiser ! Nous n’avons pas de protection, de même que les personnes en stage. Il y a une liste de la direction qui indique toutes celles et tous ceux qui ne sont pas concerné.e.s par les mesures de chômage technique.

Caroline : Le chômage technique partiel avait été évoqué tôt mais les communications étaient évasives, c’était flou et ça le reste encore. On se questionne. La première communication semblait assez claire puisque cela disait que les personnes en CDI et payées au mois, recevraient 80 % de leur salaire mensuel. Mais pour les employés en CDI, payés à l’heure effectuée, cela n’était pas précisé ; on a donc écrit à la direction, les syndicats aussi.

Les problèmes inhérents à certains types de contrats ne sont pas nouveaux. L’année passée, on avait déjà fait remonter à la direction ce problème des CDI payés à l’heure. Ce type de contrat peut être établi pour 15 heures, 20 heures ou 24 heures en moyenne par semaine, mais il y a également une petite mention sur nos contrats qui indique « selon le besoin opérationnel ». Et il n’y a aucun minimum d’heures effectuées garanti par le contrat. Ça arrive régulièrement d’avoir très peu d’heures effectuées, par exemple en novembre qui est un mois creux. La convention collective s’arrêtait fin 2019, donc on était justement en renégociation mais la direction ne voulait rien entendre. On leur avait déjà dit que pour les personnes payées à l’heure, ça n’allait pas de ne pas respecter les heures contractuelles. L’année dernière, on avait fait remonter que pour certaines personnes, il manquait des centaines d’heures. Par rapport à leur contrat, cela équivaut à trois ou quatre mois d’heures non payées par année. Le chômage dédommage 80% du salaire. Mais, contrairement à d’autres entreprises, les dirigeants de notre entreprise ont clairement dit qu’ils n’allaient pas compléter les 20 % restant. Par ailleurs, on aurait voulu que les personnes payées à l’heure, le soient par rapport à leurs heures contractuelles. Et mauvaise surprise, la dernière communication de la direction, même si elle n’est pas très claire, donne à comprendre qu’ils vont calculer le pourcentage de travail mensuel sur la moyenne des heures effectuées l’année dernière. C’est injuste ! Parce que les gens qui ont eu plus d’heures l’année dernière seront mieux servis que ceux qui ont déjà été lésés ! Il faut aussi voir qu’une part non négligeable de notre salaire provient du fait que le dimanche, ainsi que les jours où l’on commence très tôt et où l’on finit très tard, on a une majoration de salaire horaire. Cette majoration représente des centaines de francs en plus pour nous chaque mois. Sur ce point, par exemple, ils n’ont jamais communiqué alors que ça change pas mal nos salaires. La grosse question est de savoir si le chômage partiel sera calculé sur nos salaires effectifs avec ces points et majorations ou pas.

Il n’y a pas un grand engagement syndical au sein de notre entreprise. Je pense que cela s’explique par le tournus important, le nombre de contrats à l’heure ou à temps partiel, et par le nombre d’étudiant.e.s recruté.e.s. Et malheureusement, alors qu’on pourrait penser que les étudiant.e.s ont le temps pour la réflexion et l’engagement, ces personnes-là sont moins soucieuses des conditions de travail. Elles/Ils sont chez papa et maman et, au pire, à la fin du mois ils sortiront un peu moins. De toute manière en ce moment, la question ne se pose pas puisqu’elles/ils ne peuvent pas sortir !

Il y a des gens très précaires aussi qui n’osent pas trop s’engager, parce qu’ils sont déjà bien contents d’avoir ce travail et se disent : « Si j’ouvre ma gueule, je risque de perdre mon emploi ». Parmi ces étudiant.e.s et ces personnes précaires, beaucoup ne comprennent pas le système, ne savent pas où consulter leur fiche de paie, ne comprennent pas le système des primes pour les heures du dimanche… Mais là, avec la crise, il y a eu un regain d’intérêt pour les syndicats et leurs propositions.

« Je te raccourcis ton shift » : diminution abusive des horaires de travail

 

Anne : Début mars, ils ont commencé à envoyer des emails concernant les horaires pour nous enlever la moitié de la journée de travail. On t’annonce ça quelques jours avant. Tu n’es pas payé. Ce n’est pas légal. Ils ont aussi proposé par exemple, qu’au lieu de faire les huit heures prévues, tu n’en fasses plus que quatre ce jour-là et que tes autres heures soient remplacées très tôt un autre jour. Ils te font travailler 4h tôt le matin et 4h tard dans la soirée, avec 5h de pause au milieu ! Plus tard dans le mois, ils ont aussi commencé à appeler le matin ou la veille, j’imagine pour que les gens viennent travailler plus tard que prévu, avec une perte de salaire là aussi : « Oui, en fait, on n’a pas besoin de toi. Est-ce que tu peux venir à 13h30 au lieu de 11h30 ? ». Un collègue a décidé de ne pas répondre et d’y aller pour ne pas perdre ses heures.

Caroline : J’ai eu la chance d’avoir des collègues qui m’ont mis la puce à l’oreille en me racontant ce qui se faisait. Mais le plus fourbe, c’est la manière qu’ils ont utilisée. En temps normal, on nous demande : « Je t’ai rajouté un shift, dis-moi si ok ? » C’est l’habitude. Et tu réponds automatiquement : « Merci d’avoir pensé à moi ». En utilisant le même mode, personne n’a compris qu’en acceptant ainsi, ils acceptaient une diminution d’heures de travail et donc de salaire. Le problème, c’est qu’ils te demandaient ton accord. En fait, personne n’a dit non. Pourtant ces collègues auraient pu refuser. Et maintenant, les personnes qui ont accepté ces réductions d’horaire ne peuvent pas récupérer ces heures parce qu’elles ont « accepté ».

Début mars, ils ont dit : « On va vers une période difficile, posez des congés non payés, récupérez vos heures supplémentaires dans les mois qui viennent » Plein de collègues ont répondu et la direction a dû revenir en arrière, car la loi a changé et ils n’ont plus le droit. C’est juste parce qu’ils ont été obligés par la loi…

Une anecdote cocasse illustre la communication de notre employeur. Depuis le début de la crise, il n’a jamais fait sa propre communication. Notre entreprise n’a jamais écrit quoique ce soit à propos du coronavirus. Il n’a fait que relayer les informations qui avaient été rédigées par Genève Aéroport. Ce qui a récemment donné une communication mythique, puisque dans un email que notre entreprise a simplement transféré à ses employés, il était dit : « voici les dernières mises à jour sanitaires concernant le coronavirus » et « nous avons le plaisir de vous annoncer qu’en ces temps de chômage partiel vous serez payés à 100 % ». Sauf que c’était Genève Aéroport qui écrivait à ses employés ! Notre employeur a transféré cet email à tous ses collaborateurs, alors que cette mesure de dédommagement ne s’applique justement pas à nous.

« Là en gestion de crise, c’est zéro. Mais il faut dire que c’est délirant comme entreprise en temps normal. »

Anne : En temps normal, en tant que CDD, notre pause, on l’a après 5h à 5h30 de travail. Quand tu es programmé pour faire 5h, tu n’as pas de pause. C’est hyper pénible. C’est un travail machinal, à la chaîne, qui ne s’arrête jamais quand tu as un flux de passagers. Un peu comme une caissière ou un caissier. C’est extrêmement pénible comme travail. Tu répètes le même discours pendant 5h sans pause. On ne soulève pas les valises nous-mêmes. Tu as le tapis où le passager pose sa valise. Après avoir contrôlé les documents, tu enregistres la valise et tu mets l’étiquette. Le tapis est toujours au même endroit, donc tu te cambres pour attacher l’étiquette d’un côté plusieurs heures d’affilée. J’ai entendu des collègues se plaindre d’avoir très mal à force de se pencher ainsi du même côté. Et les pauses ne durent que 30 minutes. Même si tu fais 8h d’affilée. En 30 minutes, tu n’as pas le temps de te poser vraiment. Il faut manger, boire, aller aux toilettes, fumer si tu fumes… Ta pause, tu la passes à courir. La salle de pause est loin, donc on n’y va jamais. Ça ne sert à rien de prendre un tupperware pour le faire chauffer au micro-ondes, parce que tu n’as pas le temps. À traverser l’aéroport, on en perd du temps, alors finalement on ne bouffe pas de la nourriture de chez nous et on dépense de l’argent au MacDo ou au Starbucks en haut. C’est tout un circuit interne. C’est du foutage de gueule !

Ils sont stricts sur des conneries. Genre, tu ne peux pas avoir les cheveux longs et détachés. Dès que des cheveux mi-longs touchent les épaules, si le patron débarque, les collègues concernées se prennent une remarque. Donc elles se coupent les cheveux juste au-dessus des épaules ou doivent les attacher. Ça n’a aucun sens parce que quand tu as les cheveux longs et que tu attaches ta queue de cheval, elle tombe aussi de toute façon sur tes épaules… c’est ridicule !

Il y a un système au travail où on t’accorde un point rouge si tu fais des grosses erreurs, et des points verts si tu fais des choses en plus, si tu prends des initiatives en faveur de l’entreprise, par exemple, un accueil exemplaire. On a des consignes pour l’accueil standard : un sourire, un truc, un machin… un merci, un au revoir. Si tu fais plus que ça, avec encore plus de sourires, tu peux avoir un point vert. Mais c’est arbitraire comme système, parce que c’est seulement si un chef passe que ça se voit. Il y a un portail où tu peux aller voir tes points verts et tes points rouges. Je déteste ce système, donc je ne vais jamais vérifier si j’en ai. Je ne veux pas le savoir !

Santé ou argent ? Telle est bien la question

 

Anne : Je n’ai pas d’économies. Face à la menace du coronavirus, je me suis sentie coincée, sans savoir quoi faire. Ça m’a tellement tendue qu’ils ne prennent pas de mesures de sécurité pour nous protéger. On est scandalisé par ce qui se passe. Pour me décider si je devais continuer à travailler dans ces conditions, j’ai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de répondre à la question : santé ou argent ? Ils disaient : « Santé ! Et on t’aidera, on sera solidaire ! »

« Personne ne devait aller absolument à Pula avant qu’une compagnie lowcost ne propose cette destination. »

Caroline : Je pense que les entreprises actives dans l’aviation vont être très impactées par la crise. Et on ne se rend pas encore compte jusqu’à quel point. C’est intéressant parce qu’à court et à moyen terme, ce secteur va devoir se poser des questions. Surtout les compagnies lowcost. Elles ont créé un désir qui n’existait pas avant. Vendre ce désir comme un besoin, celui d’aller passer un week-end entre amis dans telle ou telle ville. Par ces compagnies, j’ai découvert des destinations que je ne connaissais pas. Et personne ne devait aller absolument à Pula avant qu’une compagnie lowcost ne propose cette destination. Et les prix aussi ! Les prix qui sont devenus dérisoires. Quand j’étais petite, on se posait mille fois la question avant de voyager. Alors qu’aujourd’hui, vous pouvez aller à New York pour 500.- Quand j’étais petite, ce n’était pas envisageable d’aller un week-end à Londres en avion.

Pour moi, une entreprise qui en temps normal prend soin de ses collaboratrices et collaborateurs, sera plus attentive en temps de crise aux problèmes de santé publique et aux salaires. Nous, on savait déjà qu’en temps normal, notre entreprise nous traitait bien mal, qu’on était en sous-effectif chronique, qu’au niveau salarial, c’était complètement hallucinant. La crise venue, ça ne fait que confirmer nos craintes. C’est l’illustration de la basse estime qu’ils ont pour nous.

En ce moment, je suis absolument pour que tout ce qui n’est pas nécessaire à la survie de l’humanité soit fermé ! Et l’aviation en fait partie.

Ensuite ma réflexion est plus générale. C’est mon travail, mais je suis assez critique : pourquoi tout à coup c’est la crise du coronavirus qui arrive à arrêter les vols passagers ? Pourquoi toutes les revendications et les cris d’alerte au niveau de l’environnement n’ont pas été entendus ? C’est aberrant ! Même les gens qui appréciaient des week-ends en Espagne toutes les deux semaines, se disent à présent : « Là, il faut peut-être arrêter tous les vols et fermer l’aéroport ». Maintenant tout le monde est tout à coup d’accord. Alors qu’en temps normal, quand des gens disent « il faut réduire le trafic », ils ne sont pas entendus. Que ce soit les habitants de Vernier ou de Cointrin qui souffrent du bruit et de la pollution ou Extinction Rébellion qui fait des sit-in, personne ne les écoute… Je pense que la majeure partie de l’opinion publique est assez d’accord pour dire qu’une partie non-négligeable du trafic passagers dans l’aviation n’est pas nécessaire. Mais il n’y a qu’aujourd’hui que ça saute aux yeux !