Wallmapu. Prisonniers politiques mapuches au Chili

Wallmapu. Prisonniers politiques mapuches au Chili

La pandémie a atteint un niveau mondial. En Araucanie, des voix s’élèvent aussi pour réclamer des mesures de protection derrière les murs des prisons. Aujourd’hui, le peuple mapuche, historiquement criminalisé des deux côtés de la Cordillère des Andes, demande la protection de ceux qui sont privés de leur liberté pour avoir défendu leur territoire ancestral. Depuis les prisons de Temuco et d’Angol, en préventive ou condamnés, ils demandent que leur droit à la vie soit préservé face à la pandémie.

Cet article est le quatrième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ».  Il a été écrit par  Vivian Palmbaum de Marcha Noticias. Il se concentre sur les prisonniers politiques mapuches. Le peuple mapuche vit de part et d’autre de la Cordillère des Andes au Chili et en Argentine. Les communautés de cette région se sont engagées dans des processus de récupération des terres pour reprendre leur territoire ancestral – Wallmapu – aux grands propriétaires. Elles ont été confrontées à une campagne de menaces, de harcèlement, de répression et de violence de la part de l’État, de grands propriétaires terriens et de sociétés multinationales qui cherchent à occuper ce territoire économiquement rentable et stratégiquement important. Souvent, la lutte des Mapuches pour rester sur leurs terres est classée comme du terrorisme. De nombreux dirigeants mapuches ou lonkos, ainsi que des membres de la communauté, ont subi cette répression et plusieurs d’entre eux purgent de longues peines dans des prisons chiliennes.

Le 11 septembre 2018, le Mapuche Lonko Facundo Jones Huala a été extradé d’Argentine vers le Chili. Cela alors que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies avait demandé un sursis à l’extradition pendant que des experts indépendants examinaient le dossier. Ainsi, en se conformant à la demande chilienne et en extradant Huala, l’Argentine a violé le droit international. L’État chilien a accusé le chef mapuche d’avoir allumé un feu dans un lieu habité et d’être en possession d’une arme non conventionnelle. Huala a également été victime de persécution judiciaire en 2015, quand sa communauté a entamé un processus de récupération des terres contre le groupe millionnaire italien Benetton.

« Que le gouvernement ne se trompe pas, les prisonniers politiques mapuches ne sont pas seuls. »

Temuco

Les membres de la famille, les amis et le réseau de soutien de Machi Celestino Córdova (Machi est un leader spirituel dans les communautés mapuches) ont dénoncé le 25 avril le refus du gouvernement de protéger la vie et l’intégrité physique des prisonniers mapuches face à l’avancée rapide du covid-19. Dans ce contexte, la gendarmerie chilienne a laissé entrer un fonctionnaire dans l’institution, dont la situation sanitaire quant au covid-19 était évaluée, afin qu’il puisse rencontrer Facundo Jones Huala et d’autres prisonniers de la prison de Temuco. Selon leur communiqué, deux jours plus tard le Lonko (chef mapuche) a été séparé du reste des prisonniers mapuches. Finalement, les résultats des tests par écouvillonnage effectués sur Facundo Jones Huala sont revenus négatifs et il est resté en isolement préventif pendant 15 jours.

Le Comité pour les prisonniers des peuples indigènes, en Argentine, a publié un communiqué dans lequel il demande à l’État argentin d’entreprendre des actions pour rapatrier Facundo Jones Huala qui est emprisonné au Chili. Dans ce document, ils dénoncent les « actions criminelles du gouvernement de Sebastián Piñera » et appellent à la solidarité internationale face à la situation injuste de discrimination dont souffre le peuple mapuche. Le lonko Facundo Jones Huala a été extradé d’Argentine vers le Chili et condamné avec de faibles preuves, sur la base de suppositions, la création de l’ennemi facilitant ensuite l’appropriation de ses terres. Les terres de la Patagonie, des deux côtés de la frontière, possèdent des richesses naturelles incommensurables : eau, gaz, pétrole, entre autres. L’obstacle à l’exploitation de ces richesses, ce sont les peuples originaires.

Les communautés de plusieurs zones de récupération des terres mapuches se sont unies pour dénoncer le fait que le gouvernement chilien ne suit pas les recommandations des organisations internationales, comme l’ONU et la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), pour protéger la vie des populations incarcérées contre le danger auquel les expose la pandémie, en raison des conditions alarmantes dans lesquelles se trouve la population carcérale de la région. Les membres des familles et les réseaux de soutien ont manifesté en ce sens : « La CIDH rappelle aux États que toute personne privée de liberté sous leur juridiction a le droit de recevoir un traitement humain, dans le respect absolu de sa dignité, de ses droits fondamentaux, et surtout de sa vie et de son intégrité personnelle ».

Auparavant, dans un communiqué de la prison de Temuco, les prisonniers politiques mapuches avaient déjà dénoncé le fait qu’à ce jour, les seules personnes qui avaient été libérées grâce à l’excuse de la pandémie étaient « des personnes qui ont commis des crimes contre l’humanité et des crimes anti-mapuches comme le flic tueur qui a tué (Camilo) Catrillanca et les terribles agents de l’opération Ouragan ». « La vie du peuple mapuche n’a-t-elle pas d’importance ? » demandent-ils. Ils soulignent la décision politique qui les maintient enfermés, alors qu’ils ont rempli les conditions nécessaires pour bénéficier d’une libération permettant d’éviter le danger de la contagion. Ils étendent la demande à tous les prisonniers d’un système pénal qui déborde, comme dans toute la région.
 
De son côté, Machi Celestino Córdova a repris le 4 mai la grève de la faim qu’il avait suspendue le 20 mars, exigeant le respect de la convention 169 de l’OIT, qui se réfère spécifiquement aux prisonniers indigènes, avec les mêmes demandes de protection.

Angol

Depuis ce territoire, les communautés mapuches en résistance de Malleko ont dénoncé la discrimination dont sont victimes les prisonniers mapuches dans la prison d’Angol, ainsi que les mesures abusives dont ils font l’objet. Le 4 mai, les prisonniers mapuches de la prison d’Angol ont également entamé une grève de la faim pour exiger la mise en place de mesures de protection contre le danger de covid-19 dans ce contexte. Ils ont revendiqué la nécessité de « libérer les prisonniers politiques mapuches ou de passer à une mesure alternative à la prison, comme le stipule la Convention 169 de l’OIT, articles 8, 9 et 10, et compte tenu également de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples indigènes ». Ils demandent également la restitution des terres et la démilitarisation des territoires où sont toujours protégés les intérêts économiques des sociétés transnationales.

Dans le communiqué, ils appellent les différentes communautés en résistance à être attentives à l’injustice du gouvernement chilien à l’égard des prisonniers politiques mapuches de la prison d’Angol : « Que le gouvernement ne se trompe pas, les prisonniers politiques mapuches ne sont pas seuls ».

Droits des peuples

La situation a également obligé la CIDH à publier un communiqué le 8 mai, exhortant les gouvernements à adopter des mesures de protection pour les populations indigènes face à la pandémie. La Commission met en garde sur la situation de « vulnérabilité particulière des populations indigènes, en particulier celles qui sont volontairement isolées ». Elle rappelle la violation historique des droits qui pèse sur ces populations et qui se traduit par une situation d’extrême pauvreté par rapport au reste de la population non indigène.

Khada, prisonnier politique sahraoui au Maroc

Khada, prisonnier politique sahraoui au Maroc

Khada (Bachir Al Mokhdar Hadda) est un journaliste emprisonné à Tiflt au Maroc. Il fait partie du groupe Gdeim Izik, comme on appelle les 24 prisonniers politiques sahraouis poursuivis après l’attaque marocaine d’octobre 2010 contre le camp de protestation sahraoui qui défiait l’occupant. Ils ont été transférés du Sahara occidental au Maroc et ont été l’objet d’un procès qui est considéré comme une farce par la communauté internationale et au cours de laquelle Khada a déclaré : « Nous sommes ceux qui ont planté les graines du printemps arabe, et nous serons ceux qui en récolteront les fruits, notre indépendance ».

Cet article est le troisième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Par l’Équipe Media : Bahia Mahmud Awah , écrivain et anthropologue, 12 mai 2020.

« Depuis le début de ma séquestration, mes compagnons et moi avons subi les pires humiliations et tortures. »

Récemment, le roi du Maroc a accordé une grâce à 5 600 prisonniers pour décongestionner les prisons face à la pandémie de coronavirus. Cette grâce ne concerne aucun des 52 prisonniers sahraouis dispersés dans les prisons marocaines. Pour Khada, condamné à 20 ans de prison, en confinement permanent à plus de 1 200 kilomètres de son domicile et de ses proches, il n’y a pas de différence entre avant et après la pandémie.

Écrire sur une personne privée de liberté est un acte audacieux très difficile, car il faut avoir un regard particulier et ressentir la douleur logée dans le cœur d’une mère ou d’un père qui ont perdu tout espoir de justice pour leurs proches languissant injustement derrière les barreaux. Et tout ce qui leur reste comme consolation, c’est la certitude justifiée que leur enfant est tombé ou a été emprisonné en raison de ses convictions politiques. C’est le cas du prisonnier politique El Bachir Al Mokhdar Hadda, un jeune Sahraoui emprisonné pour ses idées et son militantisme en faveur des droits de l’homme. Pour cela, il est privé de liberté depuis une décennie et harcelé jour et nuit par ses bourreaux marocains. Ce qui fait le plus mal quand on pense à son enfermement c’est que dans la psychologie sociale d’un Sahraoui ou d’un Mauritanien (peuples issus du nomadisme), nous avons une notion de l’espace infini que nous appréhendons comme la liberté. Et nous souffrons plus particulièrement quand notre espace est circonscrit à des murs sombres et aux mains de tortionnaires. Don Quichotte le rappelait à son écuyer Sancho Panza : « La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l’égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l’honneur, on peut et on doit aventurer la vie ; au contraire, la captivité est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. »

Le cadeau le plus appréciable pour un Sahraoui, comme pour ses chameaux, est l’infinité de la liberté de son désert, pour lequel, convaincu de son combat, il tombe et se relève sans cesse. Je pense à un passage de la littérature saharienne, un écrit du poète classique sahraoui Mohammed Ould Mohammed Salem devenu une belle légende de la geste littéraire. Dans ce poème, il s’adresse à son dromadaire Shiak (illusion) qui est enfermé dans un enclos, puni pour avoir blessé une autruche appartenant à un haut fonctionnaire colonial français. Son docile dromadaire cerné par des piques, le poète est attristé de voir les larmes qui coulent de ses grands yeux sombres. Il comprend alors encore mieux le sens de la liberté que partageaient le maître et le dromadaire. Le poète Ould Mohammed Salem, blessé par l’enfermement soudain auquel son meilleur ami et vénéré dromadaire est soumis, lui rend un hommage par ces vers, dialogue intime qui partage la douleur et l’espoir de la liberté : « O toi, mon dromadaire Shiak, / apaise les cataractes de larmes / qui coulent de tes yeux sombres, / réprime ton cri / et supporte le silence / qu’ils t’ont imposé. / Bientôt tu seras libre / et tu seras libéré de tes insomnies au loin de Touizerfat. »

« Le sourire des prisonniers sahraouis lors des visites est devenu pour les geôliers marocains une accusation contre nous et un motif de torture, car il montre que nous n’avons pas peur de défendre nos idées et notre opposition à leur occupation de notre patrie sahraouie. »

Nelson Mandela est resté en prison plus d’un quart de siècle. Après ses longues années de captivité dans la triste prison de Rhode Island, au moment de sa libération il a déclaré que « l’aspect le plus dérangeant de la vie carcérale est l’isolement. Il n’y a ni début ni fin, seulement ton propre esprit, qui est parfois trompeur ». Bachir Al Mokhdar Hadda a été poursuivi en 2010 pour avoir manifesté et clamé la liberté pour le Sahara occidental lors des événements historiques du soulèvement sahraoui contre l’occupation marocaine, connu sous le nom du Cri de Gdeim Izik. Khada, isolé dans sa cellule, réfléchit sur cette torture prolongée de l’enfermement : « Depuis le début de ma séquestration et de mon enfermement dans la prison Salé 2, au Maroc, où mes camarades et moi avons subi quotidiennement les pires humiliations et tortures, le moment le plus dur pour moi a été le jour où les matons m’ont appelé pour m’annoncer la visite de ma mère, qui venait de la ville sahraouie occupée d’El Ayoun. C’était la première fois, en trois mois depuis le jour de mon enlèvement, que ma mère savait où je me trouvais. Elle a parcouru plus de 1500 kilomètres pour venir me voir en prison au Maroc. Le jour des visites passe pour nous, le groupe de prisonniers politiques sahraouis de Gdeim Izik, comme un enfer. Les matons nous bandent les yeux, nous menottent et, face à notre répit de voir un parent, se vengent en nous battant sur le trajet entre nos cellules et le parloir. Deux grillages me séparaient de ma mère comme une barrière, et quand elle est entrée dans la pièce, je lui ai immédiatement souri. Mon but était de lui remonter le moral et de cacher la douleur des tortures que je subis chaque jour. Ce jour-là, il y avait un bourreau, nommé Hassan Mahfadi, qui s’est occupé de tous les détails de la rencontre avec ma mère, séparée de moi par la barrière de fil de fer. Après la visite, ce bourreau et un autre m’ont bandé les yeux, m’ont menotté et m’ont ramené dans ma cellule d’isolement, où mon calvaire a commencé. Ils m’ont battu, giflé, m’ont donné des coups de pied, m’ont insulté, et tout cela à cause du sourire avec lequel j’avais reçu ma mère et avec lequel elle m’avait fièrement répondu, car nous sommes convaincus de notre combat et ne nous sommes pas rendus. Les deux bourreaux, se moquant de mon impuissance et de ma faiblesse sous leurs coups, me répétaient : « Maintenant, souris comme tu as souri à ta mère, puisqu’elle ne sait pas ce qu’on te fait ! ». Parce que le sourire des prisonniers sahraouis lors des visites est devenu pour les geôliers marocains une accusation de plus contre nous et un motif de torture, parce qu’il reflète que nous n’avons pas peur de défendre nos idées et notre opposition à leur occupation de notre patrie sahraouie ».

Nelson Mandela, Madiba, dans son plaidoyer devant le tribunal du régime d’apartheid, a déclaré : « Au nom de la loi, j’ai été traité comme un criminel… non pas pour ce que j’ai fait, mais pour ce que j’ai défendu, pour ma conscience ». L’ex-prisonnière politique et défenseuse des droits de l’homme sahraouie Sukeina Mint Yedehlu, fille d’un poète classique de la littérature sahraouie, a rappelé ainsi ses années de disparition dans la terrible prison secrète marocaine de Kalaat M’gouna : « C’est la prison où j’ai passé le plus de temps avec les autres Sahraouis et où nous nous sommes sentis comme des morts-vivants […]. J’avais trois objectifs principaux : apprendre, avoir un procès équitable et recevoir des visites de mes proches. Chaque soir, je me couchais sans savoir si le soleil allait se lever. »

« J’ai été condamné à neuf ans et cinq mois dans une prison de haute sécurité, en raison de ma position politique claire dans la lutte du peuple sahraoui, que j’ai affirmé dans mes déclarations devant les tribunaux marocains. »

À l’angoisse de l’incertitude vécue par les prisonniers sahraouis, s’ajoute l’inquiétude pour les leurs. « Je ne peux pas décrire précisément depuis ma cellule à quel point ma famille et mes amis me manquent », dit El Bachir Al Mokhdar Hadda, « mais j’ai la force de dire à tous ceux qui se mettent à la place de ma famille et de mes amis, qu’eux aussi vivent dans une prison, même si elle n’a pas de barreaux. Ils ont été injustement empêchés de me rendre visite pour des raisons d’éloignement et de pressions exercées sur eux. Pour l’instant, j’essaie de résister à l’épuisement causé par les années d’enfermement et d’isolement dans une cellule, en plus de la torture, des vexations et du racisme exercés contre nous pour être sahraouis. J’ai été condamné à neuf ans et cinq mois dans une prison de haute sécurité, en raison de ma position politique claire dans la lutte du peuple sahraoui, que j’ai affirmé dans mes déclarations devant les tribunaux marocains. Avec beaucoup de difficultés, j’essaie de me réfugier dans les études de master que je poursuis sans même une chaise ni un accès à la bibliothèque de la prison. Je ne dispose que d’une heure le matin et d’une heure l’après-midi pour prendre l’air et m’occuper de mon hygiène personnelle, une heure à laquelle je renonce parfois en raison du manque de temps et du stress que me causent les gardiens. Je ne rêve que de ma liberté. »

Nous n’oublions pas nos prisonniers, source d’inspiration de nos vers rageurs et rebelles par lesquels nous nous engageons à leurs côtés :

« Dans le silence exilé, chaque nuit je rêve que je crie vos noms, / qui nichent bannis là où le temps / dans l’infini se réduit en minuscules murs, / obscurs, transparents et condamnés. (…) J’ai rêvé à des corps nus, inertes et fragiles, / où le bourreau sculptait son nom. » (Bahia Mahmud Awah, Aaiun, crier ce que l’on ressent, 2006).

Victor Polay, confinement sur la base navale du Pérou

Victor Polay, confinement sur la base navale du Pérou

Parmi les 100 000 prisonniers des 68 prisons péruviennes, qui ont une capacité de 38 000 personnes, le désespoir est total. Sans que les chiffres ne fassent l’unanimité, on parle d’une dizaine de décès par covid-19 et de centaines de personnes infectées. À la prison de Castro Castro, les récentes protestations, pour obtenir des mesures de sécurité face à la maladie et des médicaments, ont donné lieu à une répression que nous avons pu voir sur des images dures et choquantes. Le bilan de 9 morts et de dizaines de blessés fait peser une atmosphère très lourde. L’annonce de la libération de prisonniers, pour remédier à la situation, reste en suspens. Par ailleurs, à Lima, il existe encore une autre prison avec des conditions spéciales. Située sur la base navale du Callao, elle ne compte que six personnes : cinq prisonniers politiques et Vladimir Montesinos, un ancien chef du renseignement sous Fujimori, qui avait lui-même ordonné la construction de cette prison. Placé à l’isolement depuis des années, Víctor Polay Campos est l’un des prisonniers politiques de Callao.

Cet article est le deuxième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Par Emilia Igreda.

« Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté.« 

Némésis, la déesse de la vengeance, est le nom que l’on donne à la prison de la base navale du Callao où Victor Polay, commandant en chef du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) – une organisation politico-militaire qui a mené une insurrection armée dans le pays dans les années 1980 – a été détenu 25 ans, sur les 28 ans qu’il a passés en prison. Dans cette base de la côte Pacifique, les prisonniers se comptent sur les doigts de la main et les visites sont minutieusement contrôlées.

Une proche : « … j’arrive dans la précipitation des soucis quotidiens, la voiture a traversé à toute vitesse les quartiers les plus pauvres et les plus violents du port du Callao. Au bout de quarante-cinq minutes, je suis devant un poste de contrôle tenu par deux marins qui portent des armes de guerre et ne laissent entrer personne. À partir de là, il y a une grande tension de la part des agents de la marine en uniforme, certains armés ; je dois me présenter et expliquer la raison de ma présence à tout le personnel que je rencontre, en plusieurs points de contrôle le long du chemin. Silencieuse, calme, acceptant tout, sachant qu’après cela je verrai Victor… »

Né à Callao le 6 avril 1951, Victor Polay Campos est issu d’une éminente famille apriste (n.d.t. : l’APRA est l’Alliance populaire révolutionnaire américaine), fondatrice de l’un des plus anciens partis du Pérou, au sein duquel il a milité durant son enfance et sa jeunesse. En 1972, il est arrêté pour la première fois et accusé par la police de participer à des activités contre la dictature militaire. À cette occasion, il est détenu plusieurs mois à la prison de Lurigancho, située dans l’un des quartiers les plus denses d’Amérique latine avec près d’un million et demi d’habitants. Aujourd’hui, cette prison, située à un kilomètre à peine de Castro Castro, est la plus surpeuplée du pays. Les prisonniers, du haut des pavillons, protestent pacifiquement en réclamant le droit à la vie. « Nous ne voulons pas mourir », « Nous voulons des tests covid ». Le Pérou est aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre d’infections dans la région, derrière le Brésil.

À sa libération, Victor se rend en Espagne et en France pour étudier la sociologie et l’économie politique à l’Université Complutense de Madrid et à La Sorbonne à Paris. En Europe, il quitte l’APRA et rejoint le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Cinq ans plus tard, lors de son retour au Pérou, son engagement et son militantisme politique révolutionnaire le conduisent à rejoindre le MRTA.

En 1989, il est arrêté dans la ville andine de Huancayo, où il rejoint le contingent de prisonniers du MRTA et entre dans la prison de Canto Grande, considérée comme la première prison moderne de sécurité maximale du pays. Dès la première minute d’enfermement, les prisonniers du MRTA organisent une évasion. A l’image des célèbres évasions des Tupamaros à Montevideo et de la prison de San Carlos au Venezuela, avec 47 camarades ils réussissent, en 1990, à s’échapper par un tunnel construit de l’extérieur vers l’intérieur, pour poursuivre les activités du mouvement. Deux ans plus tard, Victor est capturé à nouveau et détenu dans la prison de Yanamayo, dans les hautes terres, à plus de 4000 mètres d’altitude. Cette arrestation coïncide avec l’auto-coup d’État de Fujimori, qui a dissous le Congrès pour intervenir sur le pouvoir judiciaire et établir une dictature qui viole tous les droits de l’homme.

Victor Polay : « Avant de quitter la prison de Yanamayo, nous avons été torturés (pour nous faire baisser la tête, comme on le fait avec les taureaux avant qu’ils entrent dans l’arène) et ils nous ont mis des uniformes rayés. Pendant le voyage, ils ont menacé de me jeter de l’avion sur ordre de Fujimori, mais nous n’avons jamais cessé de résister et de protester.
Une fois à la base navale, ils nous ont pris toutes nos affaires. Ils nous ont donné une combinaison, avec deux paires de chaussettes et deux caleçons, comme seuls vêtements. Nous n’avions de contact avec personne et ils ne nous nourrissaient qu’à travers une petite fenêtre. Ils nous traitaient de façon agressive, écrasante. Le personnel était cagoulé. »

Pendant plus d’un an, Victor est complètement isolé, il est détenu sans voir ni parler à personne. Sa famille a pu lui rendre visite en mai 1994. Il vit alors dans la crainte constante d’être emmené un matin à l’aube pour être abattu.

VP : « Le régime de Nemesis pour les dirigeants du MRTA était un régime de « silence et de réflexion », jusqu’à la chute de la dictature à la fin de l’année 2000. C’était cruel et inhumain. Contrairement aux dirigeants du Sentier lumineux, qui passaient la journée ensemble et qui ont bénéficié d’une série d’avantages soi-disant grâce aux « accords de paix », nous, nous étions isolés, nous ne pouvions sortir dans la cour seuls que pendant 10 minutes et nous ne pouvions pas nous voir. Nous faisions toutes nos activités seuls, nous n’avions pas accès aux livres, aux magazines ou aux journaux, ni à la radio ou à la télévision, ni à un miroir pour nous regarder, ni à une horloge pour savoir l’heure, ni à un calendrier pour savoir quel jour nous étions. Les visites des familles étaient de trente minutes par mois, et avec le commandant à côté. »

Jusqu’au retour de la démocratie, le régime qui gouverne « la déesse de la vengeance » n’a pas changé. Pendant plus de 10 ans, des conditions de détention abjectes ont été maintenues. Aujourd’hui, les parents directs de Victor peuvent partager trois heures par semaine avec lui. Mais le régime d’isolement dans lequel il vit n’a pas changé. Une sorte d’éternité monstrueuse.

Une proche : « … je suis dans ce qu’ils appellent le CEREC, le Centre de réclusion du Callao. Un bâtiment avec de hauts murs et des clôtures, entouré de fils barbelés au milieu de nulle part, à l’intérieur de la base navale du Callao. Personne ne sait exactement où elle se trouve, parce que tous les visiteurs y sont amenés dans un véhicule complètement fermé. Dès que je sors du véhicule, je me moque des heures d’attente, de l’ambulance dans laquelle nous sommes transférés, totalement hermétique et étouffante, du traitement hautain des agents, puis de la fouille minutieuse. Rien de tout cela n’a d’importance si c’est pour te voir, si c’est pour te parler trois heures par semaine. Si c’est pour tenter le bonheur dans ce temps infini, dans ces deux mètres carrés sans fenêtres, sans air et avec des geôliers écoutant tout. »

Avec tant de silences accumulés et tant de temps incrustés dans les plis de la peau, Nemesis cherche à ce que les prisonniers se perdent eux-mêmes. Il est surprenant de voir à quel point les êtres humains sont capables de résister.

VP : « Nous, les dirigeants du MRTA qui nous trouvions dans ces conditions, ne nous sommes jamais inclinés, et n’avons jamais été prêts à signer un quelconque soutien à la dictature. Lorsque, en 1998, nous avons appris que les jeunes avaient rompu avec la peur et s’étaient mobilisés dans les rues, nous avons entamé une grève de la faim de 30 jours, dans le but de faire passer le message que, depuis l’endroit le plus contrôlé par la répression, il était possible de résister et de lutter. »

Dans le contexte actuel, la crise de covid-19 aggrave encore la situation de vulnérabilité du corps social carcéral de milliers d’âmes au Pérou et dans le monde.

Avec toutes les visites suspendues, sur la base la solitude est totale. L’ancien temps revient dans le nouveau. Depuis le 16 mars, date du début de la quarantaine, la peur fait trembler les familles des prisonniers.

Une proche : « Maintenant, la mort est si proche. Chaque jour nous parviennent des informations sur les quartiers, les hôpitaux et les prisons où les victimes de la pandémie sont de plus en plus nombreuses. L’anxiété et l’angoisse me parcourent et je me demande comment tu te sens dans ce lieu froid et lointain, où un jour ils ont menacé de te tuer en plaçant deux cercueils devant la porte de ta cellule. Comment la vie se passe-t-elle pour toi ces jours-ci ? Es-tu vraiment en sûreté ? Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté. »

L’épée de Damoclès sera toujours là, sachant qu’à plusieurs reprises Victor a échappé à la mort. Maintenant que ce virus parcourt le monde, il faut espérer que les détenu.e.s de Nemesis soit épargnée.

Derrière les barreaux sous le coronavirus en Colombie

Derrière les barreaux sous le coronavirus en Colombie

Deux leaders sociaux colombiens en détention préventive, José Vicente Murillo et Jorge Enrique Niño, racontent comment la crise carcérale causée par la pandémie de coronavirus les affecte. Depuis les froides cellules en béton d’une prison de haute sécurité à Bogota, ils passent en revue les revendications et les luttes historiques du département de l’Arauca ; ils racontent pourquoi et comment ils ont été arrêtés et transférés dans cette prison située à plus de 600 km de leur domicile.

Cet article est le premier de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Témoignage recueilli par Mario de los Santos.

« À Bogota, dans la prison de la Modelo, 83 personnes détenues ont été blessées et 23 autres assassinées, après que les gardiens ont ouvert le feu en prétextant une tentative d’évasion. »

Les prisonniers du complexe pénitentiaire « La Picota », à Bogota, ont participé à différentes actions de protestation contre le risque de propagation du coronavirus en prison : cacerolazos (manifestation bruyante), grèves de la faim, messages à l’opinion publique… Leurs revendications sont rédigées en cinq points, mais se résument à une seule : être traités comme n’importe quelle autre personne en ces temps de Covid 19. Ils demandent du matériel de protection, des gels, des moyens de désinfection, des soins, de l’assistance médicale. Ils veulent une administration à l’écoute de leurs difficultés et de leurs craintes, qui accepte de dialoguer pour trouver des solutions. Ils n’oublient pas que le 21 mars dernier des protestations, qui visaient à rendre visibles ces revendications, ont eu lieu dans plus de 24 prisons du pays. À Bogota, dans la prison de la Modelo, 83 personnes détenues ont été blessées et 23 autres assassinées, après que les gardiens ont ouvert le feu en prétextant une tentative d’évasion.

Parmi les détenus se trouvent José Vicente Murillo et Jorge Enrique Niño. Leur histoire commence bien plus tôt, à Saravena, dans le département d’Arauca, à la frontière du Venezuela, en octobre de l’année dernière.

Pour les comprendre, il faut peut-être remonter plusieurs décennies en arrière. À l’époque, les terres où vivent José et Jorge étaient apprivoisées par de simples « colons » portant ponchos et chapeaux. Ces terres qui se trouvent dans les plaines de Sarare, une région encastrée dans les immenses paysages des épaules de l’Amérique latine, ont été abandonnées par l’Etat colombien.

Ce n’est qu’en faisant ce rappel historique que nous pourrons identifier un territoire qui s’est créé par lui-même. Il se trouve à la frontière lointaine de deux États, la Colombie et le Venezuela ; états qui par manque d’intérêt sont incapables de répondre aux besoins de ce territoire. Un territoire dans lequel de nombreuses personnes persécutées par la politique de Bogota ont fini par aller chercher une autre vie. Mais l’opposition politique et armée y est aussi arrivée : d’abord les guérillas libérales dans les années 50, puis les insurgés des ex Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes (FARC), aussi bien que ceux de l’Armée de Libération Nationale (ELN).

Le Sarare a été bâti grâce à l’effort collectif de ses habitants. Les écoles, les hôpitaux, les voies de communication, les entreprises communautaires de gestion de l’eau et des déchets, tout a été construit par ses habitants. Lorsque l’État colombien y est finalement apparu dans les années 70, suite à la découverte de réserves de pétrole, il a choisi la stratégie de la peur, et a militarisé la zone pour procéder à l’extraction du pétrole brut. L’investissement social de l’état a été minime et les habitantes et les habitants ont été accusés d’être des guérilleros. Au lieu de négocier avec celles et ceux qui avaient fait vivre la région en participant à régler les vieilles querelles géographiques et politiques, l’Etat a décidé d’occuper militairement la région et de laisser aux compagnies pétrolières le soin d’en assurer le développement socio-économique.

Jorge Niño : Leader social dans le village de Las Bancas, à Arauquita, je subis de fait la persécution de l’État et certainement aussi des compagnies pétrolières. Nous avons eu des problèmes avec la compagnie pétrolière nationale Ecopetrol et avec une de ses filiales, la société Cenit, à laquelle elle a cédé le contrat d’exploitation. Cette cession a permis de réduire les salaires des travailleurs et de ne plus payer les redevances qu’Ecopetrol avait signées avec les communautés où passent les oléoducs et où se trouvent les champs d’extraction… Selon l’État colombien, Ecopetrol devrait atténuer les dommages sociaux et écologiques qu’elle cause par son activité dans les communautés. Elle aurait dû construire des écoles, des hôpitaux, des routes… Nous n’avons rien vu de tout cela. Vous ne verrez pas d’école avec une plaque au nom d’Ecopetrol, et les routes sont les pires que vous puissiez imaginer. Le pétrole d’Arauca n’apporte aucun changement positif dans notre département. Nous avons été totalement abandonnés et nous avons donc protesté. La seule réponse à nos revendications a été la pression accrue des forces de l’ordre, celles-là même qui avaient militarisé l’ensemble de la ligne de l’oléoduc Caño Limón-Coveñas. Nous avons connu de bons militaires, des passables et des mauvais, impliqués dans les meurtres de nombreux camarades paysans. Pourtant, lorsque les militaires viennent dans nos maisons nous leur donnons de l’eau, de la nourriture, de l’ombre. Nous ne comprenons pas pourquoi ils nous frappent, nous traitent comme des guérilleros. C’est incompréhensible car les militaires vivent avec nous 24 heures sur 24 ; ils savent ce que nous faisons, et où nous sommes. C’est avec les compagnies pétrolières que la violence est vraiment arrivée.

Le Sarare, aujourd’hui département d’Arauca, a reçu un héritage historique. José Vicente Murillo et Jorge Enrique Niño ne sont pas étrangers à une dialectique de lutte et de revendication, seule façon d’obtenir les droits les plus fondamentaux.

 

« Nous ne comprenons pas pourquoi ils nous frappent, nous traitent comme des guérilleros. C’est incompréhensible car les militaires vivent avec nous 24 heures sur 24 ; ils savent ce que nous faisons, et où nous sommes. C’est avec les compagnies pétrolières que la violence est vraiment arrivée. »

Dans ce cadre, face aux revendications sociales, les détentions arbitraires ont été une constante dans l’action de l’État colombien. Ainsi en 2008, après une visite dans le département d’Arauca, un groupe de travail de l’ONU a publié un rapport sur la détention arbitraire. Il y déclarait que « la pratique des détentions massives et l’absence de preuves solides pour procéder aux arrestations sont également observées, en particulier lorsque les seuls éléments de preuve sont les accusations des repentis. Le groupe recommande au gouvernement de supprimer les arrestations massives et de la détention préventive administrative (…) » . Murillo s’exprime dans ce même sens :

José Vicente Murillo : « Il faut comprendre que le régime pénitentiaire du pays est obsolète dans la mesure où, d’une part il ne suffit pas pour contenir la population carcérale actuelle, et d’autre part la politique de traitement du crime ne vise qu’à mettre les gens en prison pour n’importe quelle bêtise. En outre, le système judiciaire est tellement lent qu’il est courant qu’après trois ou quatre ans de détention, des personnes soient libérées, soit en raison de la prescription du délit, soit parce qu’elles sont innocentes. De manière évidente, nous pensons que ces incarcérations sont une manière de persécuter les leaders sociaux, ce qui répond à l’idéologie du modèle économique dominant ».

La construction sociale dans la région de Sarare a une longue tradition. Comme dans le reste du pays, les paysans s’organisent en Conseils d’action communautaire et en coopératives de production. La ville de Saravena dispose même d’une entreprise communautaire qui gère les services publics, notamment la collecte des ordures, l’assainissement et la purification de l’eau, ainsi que le recyclage et le compostage des déchets solides. Murillo a été arrêté précisément à la suite d’une réunion de formation où la communauté paysanne élaborait un plan pour la production d’engrais écologiques, tandis que Jorge l’a été dans sa ferme, devant sa famille.

José Vicente Murillo : « Depuis deux ans nous développons des engrais biologiques en réponse et en alternative à la pollution que les engrais toxiques répandent, tant dans la nature que chez les humains. Conformément à notre tradition de défense de la vie, nous avons lancé la construction d’un générateur d’engrais bio pour que les paysans puissent petit à petit faire une transition dans leur mode de production. En sortant d’une formation dispensée par des compagnons brésiliens, j’ai senti une présence dans mon dos et peu après, j’ai vu des camionnettes des forces publiques. Et des Des hommes avec des armes d’assaut m’ont alors arrêté.

Jorge Niño : « Moi j’étais dans ma ferme, avec ma famille, ma femme, mes enfants, mon beau-frère, ses trois enfants en bas âge, un ouvrier et un maître d’oeuvre. Quand l’hélicoptère s’est approché, je dois reconnaitre que j’ai eu peur. Je n’ai pensé à rien d’autre que courir. Ils avaient déjà menacé de m’arrêter pour répondre aux exigences d’Ecopetrol. J’ai réussi à courir cent mètres, ils m’ont tiré dessus depuis l’hélicoptère et je me suis arrêté parce que finalement, je ne devais rien à personne. Je n’avais pas d’autre arme que des ciseaux de taille. Ils m’ont jeté au sol, m’ont donné des coups de pieds et m’ont traité de chien ; ils ont dit qu’ils auraient mieux fait de me tuer. Ce à quoi j’ai répondu que s’ils me tuaient, ils auraient juste tué un paysan de plus ».

L’assassinat de représentants ou leaders sociaux en Colombie est une constante dans la politique du pays. Depuis 2016 et la signature des accords de paix avec les FARC-EP à 2019, il y a eu 800 assassinats, selon l’Institut d’études pour le développement et la paix. Pourtant pour ces 800 assassinats, il y a eu seulement 22 condamnations effectives. Dans les trois premiers mois de 2020, on compte 91 assassinats de représentants sociaux et démobilisés de la FARC-EP. Un des cas les plus macabres de l’histoire récente de Colombie, est celui des “faux positifs”. Cette pratique courante des forces armées étatiques consistait à assassiner des civils et à les faire passer pour des guérilleros. Elle s’est généralisée avec un système de récompenses, que recevaient les unités militaires, selon les résultats obtenus dans la lutte contre insurrectionnelle. Les résultats étaient mesurés en fonction du nombre de “guérilleros” abattus et les récompenses variaient entre des jours de vacances, à de l’argent ou des promotions. Selon les sources, entre 1000 et 4000 personnes ont été sommairement assassinées par les forces publiques. Le MOVICE (Mouvement National des Crimes d’Etat) dénonce une stratégie d’Etat dans laquelle s’inscrivent également “les faux positifs judiciaires”. Dans ce cas-là, des personnes sont emprisonnées, sans charges solides, le but étant de faire cesser leurs activités politiques et de générer la peur dans le mouvement social. Les représentants sociaux sont accusés de faire partie de la guérilla et maintenus en détention pendant des années, sans qu’il n’y ait f de jugement au final ; ou alors on leur intente un procès, sans preuves ni éléments à charge. Il est important de souligner que des compagnies comme Ecopetrol financent le ministère de la défense et les procureurs. D’un côté, l’entreprise est une victime présumée en procédure judiciaire et de l‘autre, elle donne de grandes sommes d’argent aux parties chargées de l’enquête, contre les leaders sociaux. Ce qui crée une asymétrie et une inégalité de conditions juridiques et de garanties.

 

« Même s’il est certain que nous sommes innocents de ce dont on nous accuse, le régime colombien n’hésite pas à assassiner pour faire taire l’opposition politique. Nous savons qu’ils n’hésiteront pas à nous tuer. »

José Vicente Murillo : « Entre 2003 et 2006, j’avais déjà fait l’expérience de la persécution et du terrorisme d’Etat, j’ai été détenu 3 ans et demi, pendant lesquels ils m’ont organisé une tournée carcérale dans plusieurs prisons de haute sécurité. En 18 mois, j’ai fréquenté 6 établissements différents. Je connaissais donc déjà la dynamique de la prison, sa culture et la cohabitation. Je savais que matelas, couverture, rien n’était fourni et que la famille doit s’occuper de tout. De l’expérience dépend la manière dont on aborde les choses.

Même s’il est certain que nous sommes innocents de ce dont on nous accuse, le régime colombien n’hésite pas à assassiner pour faire taire l’opposition politique. Nous savons qu’ils n’hésiteront pas à nous tuer. Nous, on est ici, vivants ; d’autres compagnons et compagnonnes n’ont pas eu cette chance ».

Jorge Niño : « Je n’ai jamais eu autant de gens armés pour me surveiller. Ils m’ont catalogué comme une personne très dangereuse. Ils m’accusent d’être un guérillero de l’ELN, mais nous sommes juste des personnes « communes ». Notre Junta de Acción Comunal existe juridiquement depuis 1975. Mon délit a été d’être leader communautaire et de réclamer le dû de ma communauté à Ecopetrol. Je n’ai jamais été vu avec une arme, ni avec des habits militaires ; je n’ai jamais exercé de chantage, ni n’ai eu de problèmes avec quiconque.

Les prisons colombiennes connaissent une surpopulation chronique qui est aujourd’hui de 54%, avec 80 000 places pour 130 000 personnes. L’utilisation constante de la détention préventive, par les juges, est un des facteurs déterminants de cette saturation. Cette situation a provoqué, en octobre 2019, la sentence STP-142832019 (104983) de la cour suprême de justice, rappelant aux juges le caractère exceptionnel que doit avoir cet outil. Les personnes en détention préventives représentent 33,5% du total des gens incarcérés selon les données de l’INPEC (Institut national pénitencier et carcéral).

Par ailleurs, dans les centres de détention, en plus de l’espace réduit, les éléments sanitaires de base manquent. Il nous manque aussi des vêtements chauds et souvent de la nourriture que les proches des détenu-es doivent apporter. Face à ce qui devient un mécanisme de punition arbitraire, nous revendiquons de meilleures conditions de détention ».

José Vicente Murillo : « Dans ce contexte carcéral et politique, nous nous trouvons maintenant menacés par le COVID19, menace face à laquelle le gouvernement et le régime pénitentiaire placent les prisons du pays en quarantaine. Une décision que les prisonnier.es approuvent, mais qui doit être intégrale : ce qui implique de non seulement interdire les visites aux détenu.es, mais aussi d’appliquer d’autres mesures efficaces pour empêcher la propagation de la pandémie. Il faut par exemple que la section des gardiens soit également cantonnée, sans contact avec le monde extérieur. Il faut aussi que des mesures hygiéno-sanitaires soient prises, de manière à ce que le personnel administratif ne transmette pas la maladie. Il faut également constituer un contingent dans le service de santé pour répondre aux situations liées au coronavirus. Au milieu de tout ça, la population carcérale demeure consciente de la menace du COVID19 et a pris des {ses propres} mesures sanitaires d’autoprotection pour éliminer les facteurs de contamination, mais nous savons qu’elles demeurent insuffisantes. Une urgence carcérale a été déclarée, proposant un ensemble de mesures et de règles dont les plus coercitives et répressives ont été appliquées immédiatement à la population pénitentiaire, mais dont aucune n’est suffisante pour décongestionner véritablement les prisons, ni ne fournit d’outils concrets, tels que des masques ou des gels antiseptiques. En soi, le décret 546 s’avère insuffisante puisqu’il ne s’applique qu’à une infime partie de la population carcérale. Nous savons que même avec cette pandémie, le gouvernement ne va pas se préoccuper des problèmes structurels les plus criants dont souffre la population pénitentiaire ».

Jorge Niño : Avec ce virus, l’éloignement de la famille est vécu avec plus d’angoisse. La communication avec nos proches est difficile et trop distanciée. Ici, il y a quelques téléphones de l’INPEC qui sont coûteux, et qui souvent ne fonctionnent pas. Non seulement, il n’y a pas d’intimité avec la famille mais de plus, le personnel intervient durant les appels. Ce contrôle de l’INPEC dérange beaucoup et viole les droits humains fondamentaux. Ça me met mal car en prison on n’a pas de poids, et on dépend de l’appui et des encouragements de la famille à l’extérieur. Il est difficile de survivre dans les prisons colombiennes mais avec le coronavirus, les gens sont encore plus nerveux dans les patios et les couloirs ; alors les conflits arrivent plus facilement. L’état doit revoir les injustices qui m’ont été faites. Qui sait combien de personnes se trouvent dans la même situation et traversent ces difficultés, parce que, en tant que leader social, elles revendiquent les droits d’une communauté, avec l’aval de l’État lui-même en théorie.

La pandémie du COVID19 est un test de résistance au niveau politique, sociologique, économique et aussi personnel. Les coutures d’une société, plongée dans la logique de consommer et de jeter, craquent. Beaucoup des mesures prises, bien que nécessaires, sont fatales aux collectivités les plus socialement punies. La systématisation de la persécution et l’assassinat des représentants sociaux est évidente, autant dans les chiffres bruts comptabilisant les personnes décédées, que dans ceux comptabilisant les personnes privées de liberté et en détention provisoire. Un nombre trop élevé pour qu’on y voie une mesure exceptionnelle. Ces persécutions condamnent au silence des voix critiques qui travaillent dans les régions, dans les actions communautaires ou dans les quartiers. Tandis que le pays poursuit son confinement, les prisonnier.es continuent d’être entassé.es et les prisons bondées ; ils sont soumis à une angoisse d’autant plus justifiée que la pandémie s’étend jusqu’à l’intérieur des prisons avec des premiers cas d’infectés et des décès. Les dénonciations du mois dernier qui anticipaient cette situation, sont tombées dans l’oreille d’un sourd. Le gouvernement a opté pour la répression et le récent décret de libération n’améliorera pas la situation humanitaire, car de très nombreuses personnes seront exclues de cette mesure. Par ailleurs, des décisions irresponsables ont été prises, comme celle de transférer des prisonnier.es de la prison de Villavilencio, où a été détecté le premier foyer d’infection, à une autre prison. Ce transfert a conduit à la propagation de la maladie. Le Mouvement National Pénitencier continue de demander une solidarité avec ceux qui sont privés de liberté pour faire face à cette situation et obtenir une libération humanitaire pendant qu’il est encore temps de protéger des milliers d’êtres humains ».