La santĂ© publique en rĂ©gime nĂ©olibĂ©ral : l’exemple du CoVid-19
Les maniĂšres de voir, de penser et de pratiquer la santĂ© publique sous le rĂ©gime nĂ©olibĂ©ral engendrent de nombreux problĂšmes. Si nous subissons leurs consĂ©quences depuis longtemps, aujourd’hui, elles se donnent Ă voir plus clairement en pleine crise du CoVid-19. Elles nous affectent ici et maintenant. Si, en tant que collectif, nous nous y intĂ©ressons, c’est dans l’optique de mieux comprendre ce que ces discours et ces pratiques sanitaires provoquent afin de renforcer lâenvie et les moyens de s’en dĂ©faire. La premiĂšre Ă©tape en quelque sorte dâun chemin dont l’objectif n’est pas la critique pour la critique, mais la recherche active d’autres maniĂšres de prendre soin, de soigner et de prĂ©venir.
Par la publication de ces rĂ©flexions en cours, nous dĂ©sirons participer Ă la construction dâun «commun» sur la santĂ©. Le choix de citer des extraits de tĂ©moignages rĂ©coltĂ©s ou de paroles tirĂ©es dâarticles de journaux rĂ©pond Ă la volontĂ© dâancrer notre rĂ©flexion sur des expĂ©riences rapportĂ©es sur le moment. A lâavenir, elles pourront Ă©galement servir de traces tant de lâactualitĂ© de cette pĂ©riode, que de maniĂšres dây donner du sens.
Cette premiĂšre partie part de questionnements sur les cadrages (1) de la santĂ© publique, tout en sâintĂ©ressant aussi aux pratiques nĂ©olibĂ©rales dans le domaine de la santĂ©. Câest ainsi que nous revisitons la pĂ©nurie des masques et des tests quâa connu la Suisse pour en souligner son caractĂšre construit. Nous nous penchons sur deux cadrages en particulier : la responsabilitĂ© individuelle et lâindividualisation des risques, ainsi que la mĂ©taphore guerriĂšre. Concernant cette derniĂšre, nous proposons de renverser la question martiale en une question sociale et de passer de lâacceptation dâun ennemi invisible Ă celle dâun ennemi trĂšs visible : la classe capitaliste. Nous y dĂ©taillons des inĂ©galitĂ©s dâaccĂšs Ă la prĂ©vention dans la crise sanitaire du CoVid-19 en Suisse.
Partie I. Une amorce : les cadrages de la santé publique qui la dépolitisent
De tout cadrage â câest-Ă -dire une certaine maniĂšre de regarder et de dĂ©finir un problĂšme social â dĂ©coule des solutions associĂ©es. Ce faisant, un cadrage exclut aussi dâautres façons de penser ce problĂšme et de le rĂ©soudre. Tout en Ă©clairant certaines rĂ©alitĂ©s sociales, il en masque dâautres. Les cadrages ne sont pas de simples pensĂ©es ou idĂ©es dĂ©sincarnĂ©es, ils ont des consĂ©quences sociales trĂšs concrĂštes. Certains cadrages visent Ă dĂ©politiser les sujets abordĂ©s. La santĂ© publique connaĂźt ce phĂ©nomĂšne et les rĂ©ponses apportĂ©es Ă la pandĂ©mie du CoVid-19 en constituent un exemple.
Faire la guerre aux microbes (2) ainsi que placer l’individu au centre de la bataille sont des cadrages qui paraissent aussi banals quâĂ©vidents. Alors pourquoi s’y arrĂȘter ? Parce que rien nâest pure description. Le choix de mĂ©taphores ou de focus ne sont pas de purs hasards et ne sont pas sans consĂ©quences. Trois questions nous guident : dans le cadre de la crise du CoVid-19, que viennent justifier les cadrages du dispositif sanitaire ? Que produisent-ils ? Et quâempĂȘchent-ils de penser ?
Pour commencer, nous revenons sur quelques effets du nĂ©olibĂ©ralisme sur la santĂ© pour pouvoir parler ensuite de deux cadrages en particulier. Il sâagit de partir du global pour arriver ensuite au cas de la Suisse.
Des cadrages dĂ©terminĂ©s par les processus d’accumulation du capital
Dans le monde nĂ©olibĂ©ral, les cadrages du domaine de la santĂ© sont fortement dĂ©terminĂ©s par les processus d’accumulation du capital. Comme tous les phĂ©nomĂšnes du monde social, ils subissent une forme de naturalisation qui laisse penser qu’ils sont les seuls possibles, qu’ils ne relĂšvent pas d’autres choix que de ceux dictĂ©s par la raison. La difficultĂ© de la critique est double. D’une part, il s’agit de faire voir les dĂ©terminants politico-Ă©conomiques de choix que tout contribue Ă prĂ©senter comme techniques et naturels. D’autre part, il s’agit de ne pas s’enfermer dans la construction de modĂšles exemplaires qui, s’ils permettent d’apercevoir des alternatives aux options dominantes naturalisĂ©es et donc de comprendre celles-ci pour ce qu’elles sont, finissent par ne constituer que des segments du marchĂ© de la santĂ© renforçant l’individualisation du rapport Ă la santĂ©.
Les cadrages que nous relevons ici semblent s’articuler pour donner une image de la santĂ© publique â et nous pouvons nous demander si cette expression a encore un sens â en rĂ©gime nĂ©olibĂ©ral. Ils ne sont pas seulement des dispositifs idĂ©ologiques (des maniĂšres de reprĂ©senter le rĂ©el et d’orienter l’action). Ils sont aussi des consĂ©quences du rĂ©gime prĂ©sent d’accumulation du capital.
La dĂ©claration d’Alma Ata (3) de 1978, rappelle Alison R. Katz, reprĂ©sentait un « projet rĂ©volutionnaire de justice sociale dont le slogan Ă©tait La santĂ© pour Tous en l’an 2000. Le projet identifiait la pauvretĂ© et lâinĂ©galitĂ© comme dĂ©terminants majeurs des maladies et des morts prĂ©maturĂ©es et Ă©vitables (quâelles soient Ă©pidĂ©miques ou endĂ©miques) » (4). Les autoritĂ©s internationales de la santĂ© publique ont radicalement modifiĂ© le cadrage de la santĂ© en passant de la santĂ© pour tout le monde Ă la santĂ© marchandise (5).
Le cadrage de la santĂ© comme marchandise sâaccompagne de diffĂ©rentes pratiques dont le sous-financement des systĂšmes de santĂ© publique reprĂ©sente un exemple criant. L’historien des sciences Guillaume Lachenal propose de tirer quelques leçons de lâexpĂ©rience des pays du Sud en mettant en avant qu’ils « ont expĂ©rimentĂ©, avec vingt ou vingt-cinq ans dâavance, les politiques dâaustĂ©ritĂ© sous des formes radicales. Le nĂ©olibĂ©ralisme prĂ©coce sâest dĂ©ployĂ© au Sud, notamment dans les politiques de santĂ©. Il est Ă lâarriĂšre-plan des Ă©pidĂ©mies de sida et dâEbola. [âŠ] Au Sud, les Ătats se sont vu contraints de couper dans leurs dĂ©penses de santĂ© publique au profit du privĂ© et de la philanthropie. » (6) La crise du CoVid-19 rend le sous-financement des systĂšmes de santĂ© publique flagrant pour un plus grand nombre de personnes dans les pays du Nord. En revanche, son orchestration, le fait que ce ne soit pas le fruit d’un malheureux hasard, d’une simple erreur de gestion, demeure peut-ĂȘtre moins lisible.
Or, le CoVid-19 a rendu particuliĂšrement visible le manque de ce qui, selon les spĂ©cialistes de santĂ© publique, constitue lâessentiel pour gĂ©rer une Ă©pidĂ©mie : le matĂ©riel mĂ©dical et le personnel de santĂ©. Le caractĂšre façonnĂ© de la pĂ©nurie de matĂ©riel mĂ©dical a mis quelques semaines Ă devenir un fait difficilement rĂ©futable en Suisse et aujourdâhui dĂ©noncĂ© de maniĂšre transversale. Cet exemple permet de comprendre les liens entre des pratiques dâaccumulation du capital et certains cadrages de la santĂ©.
Une pĂ©nurie façonnĂ©e : lâexemple des masques et des tests
En Suisse, comme dans dâautres pays, un objet aussi banal et crucial que le masque a dramatiquement manquĂ© dans les premiĂšres semaines de la pandĂ©mie. Au dĂ©but de la crise du CoVid-19, la Suisse exportait encore des masques, avant de devoir en acheter Ă un prix nettement plus Ă©levĂ©. Alors que le pays manquait de masques, mĂȘme pour le personnel de la santĂ©, les autoritĂ©s de santĂ© publique en Suisse (Office fĂ©dĂ©ral de la santĂ© publique – OFSP) ont appelĂ© qui le pouvait Ă donner ses masques. Au mĂȘme moment, des masques FFP2 et FFP3 â ceux munis d’un filtre, utilisĂ©s par le personnel de santĂ© â continuaient de quitter la Suisse, principalement Ă destination de la Chine, de Hong Kong, de lâAllemagne et de lâItalie. Ce nâest pas moins de 25 tonnes, rien que pour les premiers mois de lâannĂ©e 2020 qui ont Ă©tĂ© exportĂ©s. Une augmentation colossale comparĂ©e au 13 kilos exportĂ©s durant toute lâannĂ©e 2019. Le vice-prĂ©sident de PharmaSuisse livre sans dĂ©tour les raisons : « Des intermĂ©diaires ont achetĂ© beaucoup de masques juste avant le dĂ©clenchement de la crise. Puis, ils les ont revendus lĂ oĂč il y avait la meilleure offre » (7). Une manĆuvre typique de la logique du marchĂ© dâun rĂ©gime nĂ©olibĂ©ral, qui a rapportĂ© beaucoup dâargent Ă des entreprises privĂ©es. Les chiffres de l’Administration fĂ©dĂ©rale des douanes (AFD) nous apprennent que les masques vendus en moyenne Ă 20 francs/kg au mois de janvier, ont trois mois aprĂšs, Ă©tĂ© vendus en moyenne pour 205 francs/kg.
Mais il y a plus ironique encore. Sâappuyant sur les donnĂ©es de lâAFD, des journalistes notent que « la Suisse a achetĂ© 108 tonnes de masques FFP2 et FFP3 lors du premier trimestre 2020. Câest sept fois plus que durant la mĂȘme pĂ©riode en 2019. Les pays dâorigine de ces produits sont la Chine, le Japon, lâAllemagne et Hong Kong. Soit les mĂȘmes Ătats qui ont reçu le matĂ©riel helvĂ©tique » (8).
En parallĂšle, quels sont les discours et les recommandations sur le port du masque en Suisse ? Courant mars 2020, alors que les masques manquent en Suisse, le Conseil fĂ©dĂ©ral soutient que le port gĂ©nĂ©ralisĂ© de ceux-ci nâest pas utile. Nous aurions naĂŻvement pu penser que les autoritĂ©s politiques se basent sur les connaissances scientifiques en leur possession pour penser une action de santĂ© publique et non sur leurs capacitĂ©s Ă la mettre en Ćuvre. Il nâen est rien. AprĂšs avoir tenu le propos inverse, les autoritĂ©s politiques admettent le 6 avril 2020 que le port du masque nâest pas inutile. Le mĂ©decin-chef des soins intensifs de lâhĂŽpital public de GenĂšve (HUG) le disait dĂ©jĂ Ă demi-mots en Ă©voquant, Ă lâantenne de la tĂ©lĂ©vision RTS, que mĂȘme un foulard valait mieux que rien (9). Pourquoi ce changement de discours du gouvernement suisse ? Parce quâĂ prĂ©sent, le stock de masques disponibles le leur permet. En effet, un avion parti de Shanghai en a dĂ©posĂ© quelques 2,5 millions Ă GenĂšve.
« Désormais, les autorités affirment que le masque ne suffit pas. Tout est dans la nuance »
ironise une journaliste du Courrier. Mais lâaffaire ne sâarrĂȘte pas lĂ .
« Faire figurer le port du masque dans les recommandations de lâOFSP aurait, du fait de la pĂ©nurie, obligĂ© un certain nombre dâentreprises et dâindustries non essentielles Ă fermer. »
explique encore celle-ci. Et de rappeler comment les deux géants de la grande distribution en Suisse, Coop et Migros, ont tout simplement, dans un premier temps, interdit le port du masque à leurs caissiÚres. (10)
Le rapport de lâOffice fĂ©dĂ©ral pour lâapprovisionnement Ă©conomique (OFAE) de 2019 donne un Ă©clairage sur le stock stratĂ©gique de la Suisse : le pays disposait de 186 000 masques FFP2 et FFP3 alors quâon en aurait eu besoin de 745 000 pendant les trois premiers mois, sâil avait fallu faire face Ă un nouvel agent pathogĂšne. Mais ce rapport de lâOFAE conclut par une invitation Ă ne rien changer : les Ă©conomies priment! Notons au passage que dâaprĂšs Rudolf Strahm, le responsable des mĂ©dicaments de cet office est directeur chez ViforPharma11. La dĂ©couverte de ce rapport a choquĂ©, du Collectif GrĂšve du Climat suisse Ă une conseillĂšre nationale du Parti Ă©cologiste suisse qui affirme :
« On considĂšre dans ce pays que la santĂ© est une charge et nous analyse donc les besoins presque uniquement en fonction de ce quâils pourraient coĂ»ter. [âŠ] on ne se permettrait jamais autant de lĂ©gĂšretĂ© avec les Ă©quipements militaires. » (12)
Deux ans auparavant, en 2017, lâOFAE renonçait Ă donner des consignes aux hĂŽpitaux et aux cantons en matiĂšre de stockage, chacun fait comme il veut car « les acteurs de la santĂ© craignaient les coĂ»ts Ă©levĂ©s du stockage » (13). La logique capitaliste : stocker en fonction des Ă©conomies dĂ©sirĂ©es (qui profitent Ă certains) et non en fonction des besoins estimĂ©s (qui auraient profitĂ© Ă tout le monde). Rappelons l’impact qu’a eu cette pĂ©nurie de masques au dĂ©but de cette crise sanitaire : du personnel de santĂ© travaillant sans masque ou devant rĂ©utiliser un masque Ă usage unique (notamment dans les EMS (14) et les soins Ă domicile), les autoritĂ©s sanitaires communiquant que le port du masque par la population n’Ă©tait pas nĂ©cessaire avant de revenir en arriĂšre, un gouvernement qui n’en distribue pas (faute d’en avoir) et enfin des employeurs autorisĂ©s Ă forcer leurs employé·e·s Ă travailler sans protection.
En Suisse, les masques ne sont pas lâunique matĂ©riel mĂ©dical qui ait manquĂ© dĂšs le dĂ©but de la crise du CoVid-19. Des produits nĂ©cessaires pour fabriquer des tests de dĂ©pistage, des rĂ©actifs, ont Ă©galement fait dĂ©faut. Ceux-ci Ă©taient importĂ©s notamment des Ătats-Unis et dâAllemagne. Or, avec lâavancement de la pandĂ©mie, ces pays ont rĂ©duit leurs exportations de rĂ©actifs. Le gouvernement, craignant de manquer de tests, nâa pas optĂ© pour un dĂ©pistage massif et a rĂ©servĂ© ceux-ci au personnel de santĂ© et aux personnes ĂągĂ©es et vulnĂ©rables. Au dĂ©but du mois de mars, le problĂšme dâapprovisionnement en tests rĂ©solu, la stratĂ©gie du Conseil fĂ©dĂ©ral est modifiĂ©e et des tests sont effectuĂ©s, jusquâĂ 10â000 par jour. Seulement, voilĂ quâune fois le problĂšme du manque de produits rĂ©actifs rĂ©glĂ©, un autre surgit. Cette fois-, ce sont les Ă©couvillons qui manquent, ces longs bĂątonnets qui servent Ă prĂ©lever les sĂ©crĂ©tions dans la gorge. Lâamplitude de la population que le gouvernement dĂ©cide de tester Ă©tant dĂ©pendante du stock de bĂątonnets, la carence de ces derniers a reprĂ©sentĂ© un frein Ă un dĂ©pistage plus large. Ce sont donc Ă nouveau les stocks de matĂ©riel qui dictent les recommandations et les pratiques de santĂ© publique. De plus, encore une fois, le gouvernement, lorsqu’il arrive enfin Ă obtenir ce matĂ©riel mĂ©dical, se retrouve Ă devoir le payer au prix fort (15).
En somme, ne disposant pas de tests en nombre suffisant, le Conseil fĂ©dĂ©ral nâa pas pu prendre lâoption de tester massivement sur un temps consĂ©quent. Ainsi le dĂ©pistage, une stratĂ©gie centrale du dispositif de prĂ©vention du CoVid-19 selon les scientifiques (16), nâa pas pu ĂȘtre menĂ© largement. Les logiques de marchĂ© sont lâune des principales causes de cette pĂ©nurie de tests. Il en existe dâautres, comme le fait que le plan pandĂ©mie de la Suisse a Ă©tĂ© basĂ© sur un scĂ©nario de grippe qui ne nĂ©cessite pas de tels test. Cette pĂ©nurie nâa donc pas Ă©tĂ© anticipĂ©e (17). Dans un rapport datĂ© de 2018, lâancien chef de lâOFSP annonçait « dĂ©jĂ le problĂšme majeur quâa rĂ©vĂ©lĂ© la crise : la forte dĂ©pendance de la Suisse par rapport Ă lâĂ©tranger concernant lâapprovisionnement en biens mĂ©dicaux. En quittant lâĂšre de la guerre froide, lâon est passĂ© en Suisse dâune politique de stock Ă une logique dâachats en flux tendu. Câest celle-ci quâil faudra remettre en question. » (18)
Alors que la Suisse est Ă court de masques, de tests de dĂ©pistage et de personnel de santĂ©, au point de rappeler des retraité·e·s, dâengager des Ă©tudiant·e·s et de faire intervenir lâarmĂ©e et la protection civile, deux cadrages classiques de la santĂ© publique suisse se dĂ©ploient : lâindividualisation du risque et la responsabilisation des individus couplĂ©es Ă la mĂ©taphore guerriĂšre.
Risques et responsabilité sanitaires : un problÚme individuel
Tout en reproduisant, dans certaines situations de travail et de logement, les conditions idĂ©ales de propagation du CoVid-19 et en les imposant Ă une partie de la population, le Conseil fĂ©dĂ©ral nâa de cesse dâenjoindre les citoyen·ne·s Ă ĂȘtre responsable, câest Ă dire suivre les rĂšgles de semi-confinement quâil dicte. Au point de donner lâimpression que tout repose sur le comportements et les gestes responsables des individus. Cette tendance dĂ©passe Ă©videmment lâĂtat. C’est ainsi que la SociĂ©tĂ© suisse des entrepreneurs (SSE) tente de reporter la responsabilitĂ© du respect des normes sanitaires sur les travailleurs et les travailleuses en les obligeant Ă signer une « auto-dĂ©claration » selon laquelle câest Ă elles et eux « dâappliquer les mesures de protection » (19).
Lâindividualisation du risque est une caractĂ©ristique centrale de diffĂ©rents dispositifs de prĂ©vention et de soins de maladies transmissibles, comme le VIH, la tuberculose et maintenant le CoVid-19. Les actions publiques leur Ă©tant dĂ©volues, souvent conceptualisĂ©es et communiquĂ©es comme des guerres ciblant des microbes, se mĂšnent Ă au niveau de lâindividu et plus prĂ©cisĂ©ment de son corps, vu comme une potentielle forteresse Ă microbes. Ce cadrage transforme le risque en menace logĂ©e au sein mĂȘme de la personne. Cette maniĂšre de voir dissimule souvent les phĂ©nomĂšnes extĂ©rieurs, consĂ©quences des politiques nĂ©olibĂ©rales : inĂ©galitĂ©s dâaccĂšs aux soins et Ă la prĂ©vention, promiscuitĂ© des logements, risques au travail, prĂ©caritĂ© sous diverses formes. Ce cadrage exhibe les causes individuelles et simultanĂ©ment gomme les causes systĂ©miques et sociales de la maladie.
Lâindividualisation du risque sâaccompagne de la responsabilisation de lâindividu. En rĂ©ponse au vieux dilemme de la santĂ© publique: la responsabilitĂ© de la santĂ© incombe-t-elle Ă lâindividu ou Ă la sociĂ©tĂ©? – la santĂ© publique actuelle en rĂ©gime nĂ©olibĂ©ral penche davantage pour la responsabilitĂ© individuelle.
Lâindividualisation du risque ouvre par ailleurs le champ au contrĂŽle des individus : dans le cas du CoVid-19, surveillance des regroupements par la police et des camĂ©ras, par la mobilisation de la protection civile dans les parcs, par la surveillance de nos dĂ©placements via nos tĂ©lĂ©phones ou le contrĂŽle de nos statuts sanitaires par des tests peut-ĂȘtre Ă venir…
Métaphores et comparaisons guerriÚres
Dans son Ordonnance 2 sur les mesures destinĂ©es Ă lutter contre le coronavirus (COVID-19) datĂ©e du 13 mars 2020, le Conseil fĂ©dĂ©ral Ă©crit que cette derniĂšre « ordonne des mesures visant la population, les organisations, les institutions et les cantons dans le but de diminuer le risque de transmission du coronavirus (COVID-19) et de lutter contre lui ». Sâen suivront diffĂ©rents usages du cadrage guerrier en Suisse, dans la presse, par des journalistes et des personnes interrogĂ©es (20), et dans des communications Ă©crites, par lâindustrie et le patronat (21). Ailleurs Ă©galement. Le 16 mars, Macron Ă©nonce :
« Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armĂ©e ni contre une autre nation, mais lâennemi est lĂ , invisible, insaisissable, et qui progresse. »
Il nây a rien de nouveau. Les mĂ©dias, les autoritĂ©s nationales et internationales de la santĂ© publique, tout autant que les scientifiques et le personnel de santĂ© (22) font usage dâun champ lexical guerrier pour dĂ©crire les actions publiques mises en place en rĂ©ponse Ă diffĂ©rentes maladies transmissibles telles que le HIV, la tuberculose, le virus dâEbola, le H1N1 ou le CoVid-19. Le cadrage transversal de « la lutte contre » constitue une façon de rĂ©agir collectivement aux problĂšmes quâengendrent ces Ă©pidĂ©mies.
Dans les productions scientifiques mĂ©dicales, le corps est dĂ©crit comme un champ de bataille et le systĂšme immunitaire comme un systĂšme de dĂ©fense contre des agents, une sorte dâenvahisseurs Ă©trangers. Le corps est reprĂ©sentĂ© Ă lâimage dâun Ă©tat-nation qui poste Ă ses frontiĂšres un systĂšme de surveillance pour se protĂ©ger des envahisseurs Ă©trangers (23). Dans le monde mĂ©dical, il est dâusage dâemployer des mĂ©taphores militaires : « Câest lâimaginaire de la guerre et du combat qui sous-tend quotidiennement la relation entretenue avec la maladie et la thĂ©rapeutique. » (24) Les cadrages sont sujets Ă modification et ne sont pas identiques partout. Rien ne permet de penser que la conception occidentale dâun corps comme zone de combat soit universelle ou naturelle. De surcroĂźt lâimage dâun combat , Ă lâintĂ©rieur du corps nâa pas existĂ© de tout temps (25). Cependant, lâhistoire de lâimmunologie et de lâĂ©pidĂ©miologie sont « parfaitement en phase avec lâidĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale, pour laquelle la vie sociale est de toute façon une lutte permanente » (26). La sociologue Marie-Christine Pouchelle posait une question qui demeure ouverte :
« Quant au « combat » contre la maladie, qui dans son principe implique parfois la victoire Ă tout prix, et donc la production de pathologies iatrogĂšnes (27), peut-on imaginer quâil cesse ? » (28)
Hors du champ mĂ©dical, on retrouve les mĂ©taphores guerriĂšres, par exemple dans le travail de la police. Tant aux Ătats-Unis qu’en France, le cadrage du « contrĂŽle de la criminalitĂ© » a Ă©tĂ© remplacĂ© par celui de la « guerre contre le crime ». DĂ©fendant lâidĂ©e que la « rhĂ©torique guerriĂšre a un coĂ»t », lâanthropologue Didier Fassin met en avant lâune des consĂ©quences du cadrage guerrier : « par un effet de rhĂ©torique qui Ă©lude les enjeux de sĂ©grĂ©gation et dâinĂ©galitĂ©s pour se focaliser sur les seuls problĂšmes de dĂ©sordres et de violences, la question sociale se transforme en question martiale » (29).
Pour un renversement de la question martiale en une question sociale
Par le cadrage guerrier, les gouvernements crĂ©ent artificiellement un « Nous » contre un « ennemi ». Il est intĂ©ressant de noter qu’existe simultanĂ©ment une individualisation des responsabilitĂ©s et une exhortation Ă ĂȘtre une communautĂ© nationale au combat. En Suisse, la mobilisation de l’armĂ©e mais surtout de la protection civile participe Ă cela. Ces dispositifs renforcent l’idĂ©e « d’union sanitaire nationale ». Une union sanitaire nationale qui face aux inĂ©galitĂ©s dĂ©tourne le regard refusant de prĂȘter attention aux diffĂ©rences dans l’accĂšs aux soins ainsi quâaux diffĂ©rences quant aux consĂ©quences Ă©conomiques de la crise. Il sera en effet d’autant plus facile de faire payer Ă tout le monde, indiffĂ©remment du revenu de chacun, le coĂ»t de la crise puisque que nous sommes tou·te·s ensemble dans cette guerre.
L’idĂ©e que nous serions toutes et tous, ensemble, dans cette guerre masque de nombreuses inĂ©galitĂ©s. A commencer par qui est au front, qui n’a d’autre choix que d’aller travailler dans des conditions risquĂ©es, qui est plus exposĂ© aux risques, qui meurt ? Mais encore, quelles sont les diffĂ©rences dans les conditions de confinement et dans les consĂ©quences Ă©conomiques de la crise. En temps ordinaire, le travail des soins Ă la personne est peu valorisĂ© qu’il soit rĂ©munĂ©rĂ© ou non. Le CoVid-19 fait davantage apparaĂźtre ceux et celles qui sont au front et exercent des mĂ©tiers essentiels. Ce sont des femmes, des personnes mal payĂ©es et souvent racisĂ©es. Elles travaillent dans les soins, la vente, le nettoyage, la livraison, etc. Cependant, cette soudaine visibilitĂ© ne s’accompagne pas de l’objectif de revalorisation de ces mĂ©tiers, ni d’amĂ©liorations des conditions de travail (en terme de pĂ©nibilitĂ©, de manque de personnel ou d’augmentation des bas salaires) qui se pĂ©renniseraient au sortir de la crise.
De nombreux journaux ont insistĂ©, sur le mode de la rĂ©vĂ©lation, en dĂ©voilant des inĂ©galitĂ©s et le rapport inadĂ©quat entre lâutilitĂ© sociale dâun mĂ©tier et sa rĂ©munĂ©ration. Cette insistance mĂ©diatique permettra prĂ©cisĂ©ment dâannuler lâeffet durable de cette prĂ©tendue rĂ©vĂ©lation dâun fait largement connu. Les ouvriers, les ressortissants de territoires colonisĂ©s qui ont combattus durant la PremiĂšre guerre mondiale ont Ă©tĂ© applaudis et cĂ©lĂ©brĂ©s aussi longtemps quâon a eu besoin dâhommes Ă envoyer au front. La stratification sociale ne devait absolument pas ĂȘtre bouleversĂ©e au sortir de la guerre.
Revenons justement au cadrage guerrier dans le champ de la santĂ©. Si guerre il y a : qui est lâennemi ? Les microbes sont les premiĂšres cibles des luttes contre les maladies transmissibles. La guerre aux microbes que reprĂ©sentent les luttes contre diffĂ©rentes maladies transmissibles en Suisse se mĂšne principalement Ă lâĂ©chelle de lâindividu et plus particuliĂšrement de son corps envisagĂ© comme une citadelle Ă microbes. Ce cadrage guerrier se combine au cadrage individuel, câest-Ă -dire Ă lâincorporation des risques dans les individus et Ă lâindividualisation du risque.
Il y a diffĂ©rents impacts de ce cadrage guerrier dans le champ de la santĂ©. Lâun deux, câest la stigmatisation de personnes ou de groupes dâindividus. Lorsque la cible des actions publiques glisse de la maladie aux malades, aux personnes considĂ©rĂ©es Ă risque ou dĂ©signĂ©es comme responsables de la perpĂ©tuation dâune Ă©pidĂ©mie (par exemple lors des Ă©pidĂ©mies de tuberculose ou sida ce sont les personnes sans abris, les personnes migrant·e·s, les hommes homosexuels qui ont Ă©tĂ© stigmatisĂ©s). La riposte « Fight AIDS not people with AIDS », slogan des militant·e·s dâAct Up, illustre la tentative de groupes dĂ©finis comme Ă risque de redĂ©finir la cible de la lutte. Concernant le CoVid-19, des personnes identifiĂ©es comme chinoises ont Ă©tĂ© la cible de stigmatisation dans diffĂ©rents pays. Si cela n’a pas dĂ©frayĂ© la chronique en Suisse, les Ă©chos de ce genre de rĂ©actions n’ont pas manquĂ©. Par exemple, le 4 mars 2020 lors d’une formation en langue, les Ă©tudiant·e·s au lieu de s’asseoir aux places habituelles se sont Ă©cartĂ©es dâune personne d’origine chinoise et ont demandĂ© Ă l’enseignant de faire cours avec la porte et les fenĂȘtres ouvertes (30).
Un autre impact est qu’en ciblant les corps des individus ou des groupes dâindividus, ces cadrages guerriers et les dispositifs qu’ils imposent laissent hors-champ dâautres phĂ©nomĂšnes sociaux, Ă©conomiques et politiques. Ces cadrages brouillent les pistes : lâennemi devient un microbe invisible, une personne ou des groupes (qui sont parfois mĂȘme accusĂ©s dâĂȘtre partiellement responsable de lâĂ©pidĂ©mie) alors que le vĂ©ritable ennemi : le capitalisme et son organisation sociale demeurent hors-champ.
De lâennemi invisible Ă lâ« ennemi trĂšs visible et actif : la classe capitaliste »
Si nous dĂ©cidons de continuer Ă filer la mĂ©taphore guerriĂšre, faute de mieux pour lâinstant, changeons alors la cible. Lâanthropologue Charlotte Brives fait une proposition similaire lorsquâelle Ă©crit : Â
« Ce nâest pas contre les virus quâil faut ĂȘtre en guerre, mais bien davantage contre des systĂšmes politiques et Ă©conomiques qui, loin dâĂȘtre conçus pour remĂ©dier Ă la prĂ©caritĂ© (trĂšs diffĂ©renciĂ©e !) des vies humaines et non-humaines, lâinstrumentalisent et lâaccentuent parce quâelle est inhĂ©rente et indispensable au bon fonctionnement de la domination nĂ©olibĂ©rale. Alors mĂȘme que ces systĂšmes accĂ©lĂšrent la production dâagents pathogĂšnes, avec lâĂ©levage et lâagriculture industrialisĂ©s, et leur dissĂ©mination, avec la grande intensitĂ© des Ă©changes dans lâinterconnexion gĂ©nĂ©ralisĂ©e des espaces. » (31)
Luttons contre les mĂ©canismes ayant menĂ© Ă cette crise sanitaire (et Ă celles du siĂšcle passĂ©) : la prĂ©carisation dâune partie de la population, les conditions de travail et de logement inadĂ©quates (exiguĂŻtĂ©, promiscuitĂ©, insalubritĂ©, stress,…); les coupes budgĂ©taires et les logiques du marchĂ© (manque de matĂ©riel mĂ©dical et de personnel, âŠ); les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques de lâindustrie pharmaceutique (choix de ne pas investir dans des secteurs qui ne leur rapportent pas ou pas assez), etc. ! En somme, nous voilĂ face Ă un « ennemi trĂšs visible et actif : la classe capitaliste » pour reprendre lâexpression dâun camarade anonyme (32).
Inégalités face à la prévention
Comme le relĂšve David Harvey, il subsiste un imaginaire Ă©pidĂ©mique selon lequel la sociĂ©tĂ© serait touchĂ©e de façon transversale, mais cela ne correspond plus Ă ce que nous pouvons observer aujourd’hui. La cĂ©lĂšbre citation de Thucydide sur la peste dâAthĂšnes est remarquable Ă cet Ă©gard :
« A la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s’enrichissaient tout Ă coup des biens des morts, on chercha des profits et des jouissances rapides, puisque la vie et les richesses Ă©taient Ă©galement Ă©phĂ©mĂšres. […] Nul n’Ă©tait retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines: on ne faisait pas plus de cas de la piĂ©tĂ© que de l’impiĂ©tĂ©, depuis que l’on voyait tout le monde pĂ©rir indistinctement. » (33)
Tel n’est pas, loin s’en faut, le scĂ©nario que nous connaissons aujourd’hui. L’agencement gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ© n’a pas Ă©tĂ© – et ne sera pas – Ă©branlĂ© par la pandĂ©mie. Comme le reste du temps, les pauvres meurent plus et plus tĂŽt du CoVid-19 : parce qu’ils et elles y sont plus exposé·e·s (impossibilitĂ© de se retirer de sa place de travail et promiscuitĂ© dans un logement surpeuplĂ©), parce qu’ils et elles souffrent des comorbiditĂ©s associĂ©es Ă la pauvretĂ©, parce qu’ils et elles accĂšdent plus difficilement aux soins. Plus nous montons dans l’Ă©chelle sociale plus les possibilitĂ©s de se protĂ©ger augmentent. Â
MĂȘme au journal tĂ©lĂ©visĂ©, il est dit que « le coronavirus exacerbe les inĂ©galitĂ©s sociales » (34). Il sâagit d’un constat partagĂ©, en effet la pandĂ©mie du CoVid-19 rend plus visibles certaines inĂ©galitĂ©s sociales et les augmente. En revanche, les façons de voir les causes de cette pandĂ©mie et les impacts de sa gestion divergent. Par exemple, lĂ oĂč la RTS voit des oublié·e·s des politiques publiques, nous y voyons des exclu·e·s, câest-Ă -dire que nous comprenons que leurs situations sont le fruit de dĂ©cisions politiques volontaires. La naĂŻvetĂ© de circonstance des journalistes qui semblent dĂ©couvrir ces inĂ©galitĂ©s sociales est surprenante de la part de celles et ceux qui rĂ©clament des preuves pour des phĂ©nomĂšnes qui sont largement prouvĂ©s par ailleurs et dont il n’y a aucune raison de croire qu’ils ne se produisent pas s’agissant du CoVid-19. A ce sujet, la rĂ©ponse du gĂ©ographe Ola Söderström Ă un journaliste du Temps qui l’interroge sur la rĂ©alitĂ© de l’augmentation du risque en fonction de facteurs de classe est aussi cinglante que vraie : « La rĂ©ponse on l’a dĂ©jĂ […] On sait que globalement les personnes les moins aisĂ©es sont plus exposĂ©es au risques» (35).
Certaines personnes ont plus de risques dâĂȘtre infectĂ©es puisquâelles sont moins protĂ©gĂ©es que dâautres en raison de leurs conditions de vie (travail, logement, …), fruits de choix politiques passĂ©s et de la gestion de la crise actuelle par le gouvernement. En somme, face au risque dâĂȘtre infectĂ©-es, nous ne sommes pas toutes Ă©gales et Ă©gaux et lâĂtat aux ordres des capitalistes y est pour beaucoup.
Durant la crise du CoVid-19, pendant quâune partie de la sociĂ©tĂ©, avant tout les riches, la hiĂ©rarchie, les cadres intermĂ©diaires, les managers et une partie de la classe moyenne, est en situation de tĂ©lĂ©-travail depuis mars 2020, un autre pan de la sociĂ©tĂ©, les pauvres, le plus souvent des femmes, des bas salaires, des personnes prĂ©caires, des immigrĂ©-es travaillent Ă leurs postes habituels. Parmi ces travailleuses et travailleurs des supermarchĂ©s, des EMS, des chantiers, des hĂŽpitaux, de lâaĂ©roport, des institutions mĂ©dico-sociales, certaines personnes mal protĂ©gĂ©es voire pas protĂ©gĂ©es du tout ont tĂ©moignĂ© du manque de matĂ©riel et de procĂ©dures de protection (masque, gels hydro-alcoolique, de procĂ©dĂ©s permettant de tenir les distances sociales requises, etc.). Un maçon rĂ©sume ce constat : « notre santĂ© et celle de nos familles valent moins que celle d’autres parties de la sociĂ©tĂ© » (36). Au sein dâentreprises et dâinstitutions, les employé·e·s au «front» observent bien souvent que« la hiĂ©rarchie fait du tĂ©lĂ©travail depuis un certain temps » Ă lâinstar dâune agente Ă lâaĂ©roport (37) ou dâune Ă©ducatrice sociale : « les psychiatres sont en tĂ©lĂ©travail et les hĂŽpitaux psychiatriques sont dĂ©bordĂ©s» (38). Dans tous ces secteurs, des travailleurs et travailleuses en premiĂšre ligne tombent malades et certain·e·s en meurent, en France, des soignant·e·s et aux Ătats-Unis, des employé·e·s de lâindustrie de la viande.
Le fait dâĂȘtre plus exposĂ© au risque dâinfection peut non seulement affecter la santĂ© dâune personne mais Ă©galement celle de ses proches et, par extension, de sa communautĂ©. Parfois il sâagit mĂȘme de collectifs de circonstances (39), plus ou moins temporaires, créés par lâĂtat. Ce dernier impose Ă une partie de la population des lieux dâhĂ©bergements surpeuplĂ©s impliquant une promiscuitĂ© Ă©levĂ©e, et de cette maniĂšre il produit les conditions mĂȘmes de la propagation de maladies transmissibles comme le CoVid-19. Pour les personnes sans-papiers, câest leur exclusion du marchĂ© officiel du travail et du logement qui rend leur situation prĂ©caire. Certain·e·s, ne trouvant pas Ă se loger, se retrouvent dans des chambres surpeuplĂ©es louĂ©es par des marchands de sommeil. A ces diffĂ©rentes personnes, la promiscuitĂ© et les risques sanitaires qui en dĂ©coulent sont imposĂ©s de maniĂšre directe (obligation dây vivre) ou indirecte (non-accĂšs un autre logement). Enfin certaines autres personnes sont soit livrĂ©es Ă elles-mĂȘmes, comme un homme en auto-quarantaine dans sa voiture ou des jeunes mineur·e·s non accompagné·e·s (MNA) qui ont faim dans un des pays les plus riches du monde (40). Ou encore comme les milliers de sans-papiers qui en temps normal travaillent mais qui ont perdu leur emploi Ă cause du CoVid 19. Ceux-ci sont exclus de tout dispositif de protection sociale et se retrouvent Ă faire des heures de queue pour l’Ă©quivalent de 20.- de denrĂ©es alimentaires pendant que celles et ceux qui les emploient sont en tĂ©lĂ©travail ou retiré·e·s dans leur chalet (41).
Hormis quelques rĂ©amĂ©nagements dans les foyers (transferts de personnes des abris sous-terrain Ă des foyers «sur-sol» ou Ă la caserne dĂ©saffectĂ©e des Vernets Ă GenĂšve ; tentatives dâisoler Ă lâintĂ©rieur des foyers, des individus malades) et dans les prisons, lâoption de vie en collectivitĂ© avec promiscuitĂ© et risque augmentĂ© dâĂȘtre infecté·e est globalement maintenue. Dâautres options, comme celle de rĂ©quisitionner ou dâavoir recours Ă des chambres dâhĂŽtel vides (42) ou des appartements vacants pour les personnes sans domicile fixe, les personnes en exil etc, nâont pas Ă©tĂ© retenues Ă GenĂšve, ni mĂȘme celle de libĂ©rer des prisonnier·e·s.
Ces diffĂ©rentes situations soulignent lâaccĂšs inĂ©gal Ă la prĂ©vention de certains groupes en comparaison avec le reste de la population. Elles ne sont pas nouvelles mais aujourdâhui plus visibles, donc encore plus Ă©videntes Ă dĂ©noncer.
Des cadrages alternatifs et de la difficulté de formuler autre chose
En dĂ©signant ces cadrages, nous affrontons une double difficultĂ©. PremiĂšre difficultĂ©, puisqu’ils dĂ©crivent la rĂ©alitĂ© dans laquelle nous baignons, ils ont toutes les chances d’ĂȘtre pris pour des Ă©vidences qui dĂšs lors mĂ©ritent Ă peine qu’on les mentionne. Seconde difficultĂ©, ces cadrages ne sont plus perçus comme des choix construits, mais comme la seule voie rationnelle. Les acquis des sciences sociales en matiĂšre de santĂ© accumulĂ©s ces 50 derniĂšres annĂ©es permettent de tracer un chemin critique trĂšs clair pourtant ils semblent presque impossibles Ă mobiliser pour construire un programme qui puisse faire concurrence au programme nĂ©olibĂ©ral.
Les propositions qui Ă©mergent des partis politiques progressistes europĂ©ens en matiĂšre de santĂ© publique ne consistent plus qu’en des tentatives dĂ©sespĂ©rĂ©es de rĂ©parer les dĂ©gĂąts du nĂ©olibĂ©ralisme, essentiellement en injectant de l’argent partout oĂč cela leur semble possible. Or, c’est un changement radical de perspective qui est nĂ©cessaire, non seulement parce que le systĂšme capitaliste ne fonctionne pas, mais surtout parce que nous ne voulons ni de l’individualisation ni des formes guerriĂšres qu’il promeut.
Au-delĂ du constat que nous venons de dresser, nous voudrions nous donner les moyens de prolonger le discours critique par une rĂ©flexion sur le changement que nous dĂ©sirons. Ce sera sans doute lâobjet de textes Ă venir.
Notes de bas de page
(1) Comme un cadre de photographie, le cadrage capte l’attention « en mettant entre parenthĂšses ce qui, dans notre champ sensuel, est « dans le cadre » et ce qui est « hors cadre » ». Le cadrage participe Ă raconter une histoire plutĂŽt quâune autre. Snow, Soule, Kriesi (ed), _The Blackwell Companion to Social Movements_, Blackwell, 2004.
(2) Microbes dans ce texte : mot-valise comprenant tous les agents pathogÚnes tels que virus, bactéries et compagnie.
(4) Alison Rosamund Katz, « ContrĂŽle des Ă©pidĂ©mies? LâOMS avait la solution il y a 40 ans », CETIM, 16 avril 2020.
(5) L’annĂ©e derniĂšre, le directeur gĂ©nĂ©ral de l’OMS lors du sommet mondial de la santĂ© Ă Berlin s’exprimait avec ces mots : « Lâinvestissement initial de US$14,1 milliards pour la pĂ©riode 2019-2023 reprĂ©sente un excellent rapport qualitĂ© prix et va engendrer un retour sur investissement de 2-4 % de croissance Ă©conomique. Aucune marchandise au monde nâest plus prĂ©cieuse », citĂ© par Katz.
(6) Entretien avec Guillaume Lachenal, « Le Nigeria est mieux préparé que nous aux épidémies », Mediapart, 20 avril 2020.
(7) « Des Suisses vendent cher leurs masques Ă lâĂ©tranger, Tribune de GenĂšve, 25 avril 2020.
(8) « Des Suisses vendent cher leurs masques Ă lâĂ©tranger », Tribune de GenĂšve, 25 avril 2020.
(9) 19h30, RTS 1, 5 avril 2020.
(10) « Bas les masques », Le Courrier, 7 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.
(11) « La préparation à une pandémie a été négligée de façon irresponsable », Le Matin Dimanche, 26 avril 2020.
(12) « La Suisse nâavançait pas masquĂ©e », Le Courrier, 7 avril 2020, partagĂ© dans le Suivi du Silure.
(13) « Comment en est-on arrivé à manquer de masques de protection ? », La Tribune de GenÚve, 13 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.
(14) Ătablissements mĂ©dico-sociaux (EMS) : lieux de vie accueillant des personnes ĂągĂ©es nĂ©cessitant des soins et un accompagnement de longue durĂ©e. Les EPADH en Suisse.
(15) « Face au virus, les dĂ©fenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020.
(16) «Il est clair quâil y a eu des goulets dâĂ©tranglement dans les tests, confirme [le] prĂ©sident de la task force scientifique nationale sur le coronavirus. Or je suis dâavis quâil faut tester trĂšs largement. Dâabord parce que ça permet de mieux comprendre lâĂ©pidĂ©mie, mais surtout parce quâon dĂ©couvre de nouvelles infections, que cela permet de faire du contact tracing, de mettre les gens en quarantaine et de mieux endiguer la maladie.» (« Face au virus, les dĂ©fenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020).
(17) « Face au virus, les dĂ©fenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020.
(18) « Sur le papier, la Suisse Ă©tait prĂȘte », Le Temps, 13 avril 2020.
(19) CommuniquĂ© de presse de la CommunautĂ© genevoise dâaction syndicale (CGAS), 30 mars 2020, partagĂ© dans le Suivi du Silure.
(20) « Soins, transmission, hygiĂšne: comment lutter contre le CoVid-19: Prof de HUG et expert de lâOMS, lâĂ©pidĂ©miologiste Didier Pittet est sur le pied de guerre pour faire face Ă une situation sans prĂ©cĂ©dent. » titre LâillustrĂ©. La Tribune de GenĂšve propose une galerie de photo avec le descriptif suivant : « La pandĂ©mie met le territoire helvĂ©tique au pas. Ăcoles fermĂ©es, confinements, rĂ©organisations des soins: chronologie dâune guerre dâun nouveau genre. » (16 avril 20). Dans la Matinale, une journaliste prĂ©sente une presque centenaire : « Depuis le dĂ©but de la crise sanitaire, elle pense beaucoup Ă la comparaison avec la Seconde Guerre mondiale, qu’elle a vĂ©cue au dĂ©but de sa vingtaine ». Cette femme des Diablerets dit Ă lâantenne: « La guerre au microbe, c’est un peu comme la guerre, sauf qu’avant on voyait les gens, on s’aidait, on s’embrassait… Tandis que maintenant, on se fuit! Câest une autre guerre parce que lĂ on sait tout, tandis qu’Ă l’Ă©poque on ne savait que ce qui se passait au village.» (6 avril 2020).
(21) « Aujourdâhui, Novartis met gratuitement Ă disposition des hĂŽpitaux une quantitĂ© importante dâhydroxychloroquine afin de traiter les patients atteints du CoVid-19 en Suisse. Ceci va permettre aux patients dâavoir accĂšs Ă un traitement potentiellement efficace tout en faisant avancer la recherche clinique en matiĂšre de lutte contre le virus. » (site internet Novartis). Tandis quâAvenir Suisse titre: « Accorder plus de libertĂ© aux entreprises pour lutter contre le coronavirus » (Site internet Avenir Suisse, publication, 2 avril 2020).
(22) « Dans une guerre comme celle-ci, on ne peut se permettre de s’exposer Ă l’apparition de nouveaux foyers de contagion qui risquent de transformer ces centres de convalescence en ‘bombes virales’ qui diffusent le virus », a mis en garde (le) prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© de gĂ©riatrie italienne. » Le Nouvelliste
(23) Emily Martin, « Toward an Anthropology of Immunology: The Body as Nation State », Medical Anthropology Quarterly, Vol4. N°2, décembre 1990, 410-426.
(24) Marie-Christine Pouchelle, « Pour une histoire et une anthropologie des effets iatrogÚnes du «combat» contre la maladie », Asclepio, 2002, vol. 54, no 1, p.38.
(25) Martin Emily, _Flexible Bodies: Tracking Immunity in American Culture-from the Days of Polio to the Age of AIDS_, Boston, Beacon Presse, 1994.
(26) Charlotte Brives, « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Le MĂ©dia, 31 mars 2020.
(27) IatrogÚne : trouble ou maladie provoqués par un·e médecin, un acte médical ou la prise de médicaments, que ce soit ou non dû à une erreur médicale.
(28) Marie-Christine Pouchelle, « Pour une histoire et une anthropologie des effets iatrogÚnes du «combat» contre la maladie », Asclepio, 2002, vol. 54, no 1, p.49.
(29) Fassin Didier, La force de lâordre: une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Ăd. du Seuil, 2011, pp.70-71.
(30) Communication personnelle, GenĂšve.
(31) Charlotte Brives, « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Le MĂ©dia, 31 mars 2020.
(32) FD, « CONJONCTURE ĂPIDĂMIQUE crise Ă©cologique, crise Ă©conomique et communisation », Des nouvelles du front, 17 avril 2020.
(33) David Harvey, « Covid-19 : oĂč va le capitalisme ? Une analyse marxiste », Contretemps, 7 avril 2020.
(34) 19h30, _RTS 1_, 9 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.
(35) « Qui sont les victimes suisses du coronavirus? », Le Temps, 15 avril 2020.
(36) Notre traduction de lâ« Interview: «Baustellen sollten geschlossen werden, bei gleichzeitigem Lohnausgleich» », Aufbau, 29 mars 2020, partagĂ© dans le Suivi du Silure.
(37) « Jâai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de rĂ©pondre Ă la question : santĂ© ou argent ? » : tĂ©moignage de deux agentes dâescale Ă lâaĂ©roport de GenĂšve, avril 2020.
(38) 19h30, RTS 1, 10 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.
(39) Par exemple, des personnes en exil logées dans des foyers, des abris PCi (bunkers) dans certains cantons, et des centres de détention ou encore des détenu·e·s en prison.
(40) « Ils mâont juste dit : « Restez chez vous et restez seul » » : tĂ©moignage dâun homme en quarantaine dans sa voiture, mars 2020 ; « Parmi les professionnels, trĂšs peu percevaient que ces jeunes souffraient. » : tĂ©moignage dâune infirmiĂšre, mars 2020.
(41) « A GenĂšve, des heures dâattente pour un sac de nourriture », Le Temps, 3 mai 2020.
(42) Si trente et une chambres ont Ă©tĂ© mises Ă disposition par le directeur dâun hĂŽtel de GenĂšve, il sâagit lĂ dâun phĂ©nomĂšne marginal. « Ă GenĂšve, des sans-abri logĂ©s dans un hĂŽtel Ă©toilĂ© », 24 heures, 21 avril 2020.




































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