Infirmière « Covid » à l’hôpital

Infirmière « Covid » à l’hôpital

Je suis infirmière. Habituellement, je ne travaille pas dans cet hôpital. Mais il y a eu une grande campagne, des appels aux professionnel·le·s de la santé, disant qu’ils cherchaient du monde et que nous pouvions postuler. J’ai passé une espèce d’entretien « éclair » : on m’a demandé mon métier, mon diplôme, mon parcours et une petite question clinique. J’ai bien répondu à celle-ci et j’ai été engagée. J’ai commencé peu de jours après. C’était assez rapide.

Témoignage recueilli par téléphone en avril 2020.

« Là, il n’était pas question de rentabilité. Là, c’était le service public. Et ça s’est ressenti. »

J’ai travaillé aux soins intermédiaires Covid ; un service de soins aigus, très hospitalier, juste avant les soins intensifs. Un service pour les gens hospitalisés qui ont besoin d’être soutenus dans leur maladie, qui ont besoin d’une assistance pour passer le cap. Après, il y a ceux dont on parle beaucoup, qui sont aux soins intensifs. Elles et ils sont mis dans le coma et, en gros, les machines prennent le relais pour que leur corps fonctionne, le temps de se remettre du Coronavirus. Et moi, j’étais à la croisée des deux, dans un service qui reçoit des patient·e·s dont l’état stable se détériore. Certaines personnes supportent mieux le Coronavirus, car leur système immunitaire arrive à le combattre. Mais quand une personne souffre d’une forme qui dégénère, ça va super vite, elle est anéantie en quelques heures.

Le but du service où j’ai travaillé, c’est de ralentir la péjoration et d’éviter au maximum l’intubation. L’intubation, c’est rude pour le corps. Quand on intube des gens attaqués aussi fortement par une maladie, ce n’est pas évident. C’est un acte invasif, les gens sont dans le coma, sédatés. On essaie d’éviter cela. Parce qu’il y a des complications liées à l’intubation, par exemple, des risques de surinfection hospitalière. Parce que pour les patient·e·s, moins elles et ils subissent d’actes invasifs, mieux c’est. Et aussi parce que la survie est directement liée au nombre de lits. Si on arrive à retenir et empêcher la dégradation chez certain·e·s, il reste plus de lits aux soins intensifs pour d’autres cas graves.

« Elle a monté en deux semaines un service de soins intermédiaires. »

Le service dans lequel j’ai travaillé n’existait pas avant. Une collègue a été appelée le samedi pour commencer le lundi. Elle m’a raconté que son premier jour a consisté à installer le service. Elles et ils étaient 50, une fourmilière incroyable. Il n’y avait pas de lits, pas de matériel. C’était un étage de bureaux. Cette équipe a transformé ce service en deux semaines alors que, en temps normal, ça aurait pris un an. Elle a monté en deux semaines un service de soins intermédiaires avec un équipement important réquisitionné de partout. Tout l’hôpital a fermé ses services non-indispensables. On héritait d’un appareil pour prendre la tension qui venait de la pédiatrie, une pompe du service de chirurgie digestive, un lit de la chirurgie de la main… un gros puzzle. Le premier jour, le personnel soignant a reçu aussi toute la pharmacie ; il a dû l’installer dans les armoires et construire une logique qui ait du sens. En même temps, les informaticien·ne·s s’occupaient des ordinateurs et les électricien·ne·s des lits. Et cette nuit-là, les professionnel·le·s ont accueilli les premier·e·s patient·e·s dans le service !

Au début, l’effervescence était très forte. Nous étions une centaine de soignant·e·s, infirmièr·e·s et aide-soignant·e·s, à être engagé·e·s. J’ai été engagée comme intérimaire. Nous avons reçu des formations dès le départ sur comment s’habiller, comment se déshabiller, comment manipuler et surtout, nous avons été formé·e·s aux soins. Parce qu’en fait, ce sont des soins assez spécifiques, assez aigus. Nous avons suivi des formations express où on nous expliquait le concept. Ça a été bouillant. Au début, tout était de la découverte, de l’ajustement, de la construction, de l’élaboration. Pour moi, cette effervescence était ambivalente. D’un côté, j’agissais, je participais à un effort collectif. D’un autre, je doutais de mes capacités, j’avais peur d’être dangereuse parce que j’aurais offert une mauvaise prise en soin. Je pensais que quelqu’un de plus expérimenté à ces gestes et à ces soins saurait mieux aider les patient·e·s que moi. C’était assez stressant au début.

« Manipuler des gens qui ne sont pas en très bon état demande quand même un savoir-faire, c’est un métier. »

L’armée est aussi venue nous aider. Nous avions donc des gars de l’armée dans le service avec nous. Ce n’était pas de leur faute, mais ils nous prenaient du temps. C’était l’armée sanitaire. Ils nous ont raconté que, durant un week-end ou une semaine, ils avaient été formés à poser des cathéters et à faire des prises de sang. Mais ils pouvaient être danseurs, avocats, fleuristes ; des métiers n’ayant aucun lien avec le domaine de la santé, sans autre expérience que ces quelques jours de formation. Comme pour les astreints de la protection civile, ils étaient réquisitionnés par l’armée.

Le matin à l’hôpital, régnait une ambiance assez spéciale. À l’entrée, les agents de la protection civile contrôlaient ton badge. Les camions de l’armée arrivaient et lâchaient 80 militaires dans le bâtiment, habillés en kaki et en bottes noires. Ils se changeaient dans les WC et dans les couloirs. Une ambiance particulière. Une fois changés, ils étaient habillés comme nous et participaient aux soins comme aides-soignants. Sur leur badge, je crois qu’il était écrit « renfort ». Ils ont été envoyés dans différents endroits, notamment dans notre service, où nous manquions de monde.

Pour que vous compreniez, il faut que j’explique comment fonctionnait le service. Il y avait des salles « propres », le couloir et le bureau infirmier, et des salles « sales », les chambres de patient·e·s. Tout ce qui entrait dans ces salles-là restait dedans, rien ne pouvait en sortir, pas même une feuille ou un stylo ; les ordinateurs également. Nous, nous étions habillé·e·s avec des sur-blouses, des gants, de quoi nous protéger les cheveux, nous avions des lunettes et des masques hermétiques. Tu ne ressortais pas de la salle pendant un moment. Nous faisions des rotations. Tu rentrais avec les traitements de ta première tournée. Pour le reste, si tu avais besoin de faire des soins, de poser des sondes, d’administrer des traitements, ou de quoi que ce soit d’autres, tu ne sortais pas de la salle, tu demandais à des personnes dans la zone « propre » de t’amener le matériel nécessaire. Chaque infirmier·e prenait soin de deux patient·e·s. Puis c’est passé à un·e patient·e, ce qui occupait déjà beaucoup.

Les gars de l’armée, très virils, du genre « on fait partie de l’armée, on a été réquisitionnés, on va au front », étaient très très motivés à aider. Mais ils n’avaient pas du tout de formation. Du coup, nous avons essayé de les mettre à l’endroit où ils devaient t’amener du matériel. Tu étais en salle, et eux dans la zone « propre » ; leur job était d’aller chercher du matériel et de l’amener. Quelques fois, j’avais besoin de quelque chose rapidement, il fallait que ça bouge. Et en fait, le soldat ne savait pas ce que c’était. Tu parles une autre langue que lui. Tu lui demandes : « Va me chercher un set de sondage stp. » Il y va, mais passe 10 minutes à chercher le set. Après, ils sont venus aider pour faire la toilette des patient·e·s, donc ils se sont habillés en intégral Covid. Mais, manipuler des gens qui ne sont pas en très bon état demande quand même un savoir-faire, c’est un métier. Nous nous sommes retrouvé·e·s à devoir les coacher ; ce n’était pas terrible pour l’efficacité, de devoir dire : « non, ne touche pas », « non, ne fait pas ça », « non, ça, ça va contaminer l’hôpital… ». C’était chouette d’avoir une paire de main supplémentaire pour retourner un patient de 90 kg, mais en même temps, tu devais avoir des yeux sur ton patient, qui n’était pas en bon état, et sur le gars qui était là pour t’aider… parfois, ça aidait un peu moins.

« C’était très formateur, mais pas du tout dans le sens habituel. »

Tout s’est fait en accéléré. Tu te formes beaucoup en demandant aux collègues qu’elles te checkent quand tu pratiques les gestes ou les soins. Quand une infirmière débute, d’habitude, elle est doublée pendant quelques semaines. Là, elle devait être autonome en trois jours. Les novices sollicitaient les plus expérimenté·e·s, mais devaient être indépendant·e·s. Ça allait très vite qu’un·e patient·e décompense, alors pendant qu’une collègue s’occupait d’un·e patient·e, l’infirmière novice devait être capable de poser une sonde, etc.

C’était très formateur, mais pas du tout dans le sens habituel. Dans un hôpital universitaire, tu fais en sorte d’apprendre et d’enseigner. Là, on expliquait aux novices si elles en avaient besoin, mais elles n’étaient pas là pour apprendre. Une collègue tout juste diplômée venait plus tôt faire le tour de choses qu’elle n’avait pas encore pratiquées, comme par exemple les cathéters artériels qu’elle n’avait utilisés qu’une fois, à l’école. Ou les trachéos – le tube dans la gorge pour respirer. Ces gestes qui, mal faits, peuvent être très dangereux. Elle venait en avance chaque jour avec ses notes de cours, pour réviser les gestes sur lesquels elle pouvait tomber, une sorte de révision express. Puis, elle nous demandait aussi de l’aide. Très vite, l’hôpital a monté un important module de formation en ligne. Il proposait une révision des soins auxquels les infirmier·e·s allaient être confrontées. Il fallait pour tou·te·s comprendre comment le Covid fonctionnait. Ça a été beaucoup d’apprentissage, mais pas dans le sens traditionnel de l’hôpital universitaire.

« C’était tellement plus bienveillant que d’habitude. »

En comparant avec d’autres expériences vécues à l’hôpital, les relations étaient différentes. Au début, j’étais inquiète de la collaboration entre des soignant·e·s provenant de différents services, ayant été fermés par l’hôpital. J’avais peur de ce mélange entre des expert·e·s et des personnes beaucoup moins expérimentées. Des infirmier·e·s de pédiatrie à la retraite depuis 10 ans étaient même revenu·e·s. Cette crainte des tensions était aussi liée à cette situation stressante, parce qu’on baignait quand même dans le Covid toute la journée.

Et en fait, pas du tout. C’était tellement plus bienveillant que d’habitude. Nous étions plusieurs collègues à savoir pourquoi nous avions quitté l’hôpital, souvent à cause des relations dans les services. En effet, beaucoup de situations font appel à l’éthique de chacun·e et à sa manière de considérer le monde, au sujet de la prise en soins et de comment prendre en compte le contexte social des patient·e·s, dans une relation de pouvoir. Assez vite dans les soins, on peut avoir des désaccords sur des manières de travailler ; des trucs qui touchent à des convictions très personnelles, qui nous définissent. On peut vite te juger, selon comment tu travailles. J’avais un peu de mal avec ces ambiances de cancans, de rapports à la différence dans un monde où tout est normé. On doit entrer dans des protocoles et on se retrouve dans le jugement et la soumission à la hiérarchie. Dans l’institution hospitalière, qui est une entreprise, qu’on se le dise, toi tu es une petite fourmi qui doit, par ta performance, participer à sa bonne marche. Et les petites fourmis se font la guerre.

Par le passé, j’ai trouvé dure la vie de l’entreprise hospitalière. Mais là, il y avait vraiment un énorme changement. Tout le monde se rappelait pourquoi il faisait ce métier, pourquoi il était dans les soins. Nous nous serrions les coudes. Nous étions tou·te·s dans la même merde. Personne ne savait faire ça. Personne n’avait jamais été formé à prendre en charge les cas d’une épidémie. Nous allions y arriver. Chacun·e allait partager ses connaissances. Des collègues étaient calé·e·s en technique, d’autres avaient des connaissances du réseau pour accompagner les gens qui sortent après avoir guéri du Covid. Nous utilisions les compétences de chacun·e, plutôt que le truc habituel de se tirer dans les pattes, si tu ne remplis pas les critères. Nous étions vraiment tou·te·s ensemble pour faire en sorte que les gens aillent mieux. J’ai trouvé cette entraide hyper agréable et stimulante : exploiter au mieux les connaissances, les particularités et les individualités de chacun·e, plutôt que de rentrer dans le moule de la performance hospitalière. J’ai observé qu’il y avait beaucoup moins d’enjeux de savoir, de se montrer. Tout le monde se mettait assez vite où il fallait. Un tel disait : je m’occupe des poubelles, etc. Il n’y avait plus de tâches ingrates.

« Les chef·fe·s ont plutôt organisé l’aspect qualité du travail. »

D’habitude dans un service, il y a plusieurs unités et chacune a son équipe et son chef·fe d’équipe. Ce·tte dernier·e te connaît, elle ou il est au quotidien avec toi dans ton travail. C’est ta ou ton responsable direct·e, la personne référente dont dépendent beaucoup de choses. Une bonne ou une mauvaise entente va se répercuter sur tes congés, tes possibilités de formations ou de changement de service. Donc, tu as plutôt intérêt à bien t’entendre avec ta ou ton chef·fe. Alors que là, nous ressentions moins cet aspect hypocrite, noyé dans la masse. Nous travaillions dans un service qui n’existait pas auparavant. On nous a attribué plusieurs chef·fe·s, entièrement voué·e·s à la logistique. Elles et ils ont monté un service de soins de A à Z ! Elles et ils étaient dans des questions de matériel et de flux et peu avec nous.

Nous subissions beaucoup moins de rapports hiérarchiques et ça avait un impact direct sur notre qualité de vie au travail. En l’occurrence, les chef·fe·s servaient de support logistique, que nous pouvions solliciter pour améliorer nos conditions de travail. Ils s’assuraient que nous étions suffisamment doté·e·s en personnel, que la charge de travail était gérable pour tenir sur la durée. Elles et ils ont fait venir plein d’expert·e·s qui passaient régulièrement nous demander si nous avions besoin d’aide ou des questions, si elles et ils pouvaient nous apprendre des choses. Les chef·fe·s ont organisé l’aspect qualitatif du travail. D’habitude, tu as plutôt un rapport inverse où ils te rendent facilement la vie impossible. Là, nous n’avions pas du tout ce rapport. Aussi parce que nous étions beaucoup moins en contact. D’habitude, elles et ils gèrent une équipe et là, les chef·fe·s ont géré un service. Ça change pas mal.

« La prise en charge était très globale. »

Avec les médecins, nous avions déjà amorcé un virage quelques années auparavant. Nous sommes une nouvelle génération. Les médecins internes, encore plus spécifiquement dans des soins aigus, elles et ils nous posent des questions. C’est intégré que nous ne faisons pas le même métier, mais les médecins n’imposent pas leurs décisions. Nous réfléchissons ensemble et participons à l’élaboration commune de la prise en soin.

Avec le Covid, il y a eu davantage d’échanges. Les médecins expliquaient leur compréhension de la situation. Mais on ne connaît pas ce virus et ne comprend pas plein de ses symptômes. On ne sait pas pourquoi ça se passe, d’où ça vient, et combien de temps ça va durer, ni ce qu’on peut faire ou pas. On est dans une forme de médecine « pansement » où l’on essaie de gérer les symptômes, d’empêcher la péjoration. Les patient·e·s sont tout le temps sur le fil, en équilibre, et peuvent basculer d’un coté comme de l’autre. On fait de l’équilibrisme en essayant de gérer les symptômes, pour que les patient·e·s basculent plutôt du bon coté que du mauvais. Et je pense qu’un lien se crée avec les médecins, qui ne sont pas autant démuni·e·s que nous, mais presque. De toute façon, personne ne connaît rien à ce virus, que ce soit les médecins ou les infirmier·e·s. Ce n’est pas comme si l’un·e avait pu l’étudier et en savait plus que l’autre. Chacun·e, avec les spécificités de son métier, observe ce qui se passe chez les patient·e·s et, ensemble, nous concoctons quelque chose. Les médecins décident quand même à la fin, mais de manière un peu différente que d’habitude.

Nous interagissions beaucoup avec les physiothérapeutes « respiratoires » qui nous aidaient à gérer les machines qui ont des milliards de paramètres. Heureusement qu’elles et ils étaient là, elles et ils nous sauvaient la vie. Ces physiothérapeutes s’occupaient de la partie appareillage et nous, nous surveillions comment cela s’imbriquait dans le quotidien des patient·e·s. Nous les côtoyions beaucoup plus que d’habitude où, dans les services de réhabilitation, c’est très schématisé : le physio vient, prend la patiente et va marcher avec, puis la ramène dans l’unité. Alors que là, comme les patient·e·s restaient dans la salle et les physiothérapeutes avec, nous pouvions participer davantage à cette prise en charge, aider à faire des exercices d’équilibre, partager comment la patiente se mobilisait après les soins d’hygiène. Nous étions là pour les physiothérapeutes, les logothérapeutes, les neurologues, les radiologues, pour tou·te·s les intervenant·e·s. Nous étions là, nous interagissions. La prise en charge était globale.

Dans la salle, nous nous relayions, parce que les masques font super mal. Les masques hermétiques te scient le visage, qu’on se le dise ! L’arête du nez, les oreilles et les pommettes prennent cher ! Nous organisions les pauses suivant la charge de travail, mais environ toutes les trois heures. Le matin, nous entrions tou·te·s dans la salle parce que nous avions la prise en soin de nos patient·e·s. Puis certain·e·s restaient dedans et nous nous relayions. La nuit, nous étions autant d’infirmier·e·s que le jour. Si ça allait mal, tout le personnel présent se mobilisait très vite. Nous étions au départ d’une ligne de dominos. Nous essayions d’empêcher les patients de sombrer. Ça pouvait aller super vite. Quand ça se mettait à aller mal, ça allait super mal. Nous n’avions pas le temps de faire grand-chose. Nous devions les emmener aux soins intensifs pour les intuber.

« Nous n’avons pas eu à nous poser la question du choix des patient·e·s que nous soignions. »

En Suisse, les hôpitaux ont des moyens. Tout le monde a son lit, son respirateur. C’est une situation assez rare en Europe ! La menace de mort n’est pas aussi directe que dans d’autres pays, parce qu’on a les moyens de ventilation. Dans d’autres pays, les patient·e·s ont soit les lunettes à oxygène, fixées dans le nez et reliées au mur, tout simple, soit l’intubation et souvent, il n’y a rien entre les deux. Pas de moyens intermédiaires. Ici, le luxe, c’est toute une gamme intermédiaire de moyens de ventiler les gens pour pas qu’elles et ils soient intubé·e·s. On a pas mal de technologie, c’est assez impressionnant. Et en nombre. Et pour tout le monde. Nous n’avons pas eu à nous poser la question du choix des patient·e·s que nous soignions. Nous avons eu des questionnements éthiques qui se posent de toute façon dans les soins, pas uniquement en période de Covid où on a envie de sauver tout le monde. Reste quand même la question qui se pose dans certaines situations : est-ce de l’acharnement thérapeutique ou pas ?

La mort, dans les soins, fait partie du métier. Je ne trouve pas que nous ayons plus été confronté·e·s à la mort que d’habitude. Sûrement parce que nous avions pas mal de moyens. Ce qui changeait, c’était l’accompagnement que nous faisions d’habitude et là pas. L’absence des familles. Nous-mêmes, les patient·e·s ne nous voyaient pas. Elles et ils ne voyaient ni nos sourires ni nos yeux, ne voyaient rien du tout. Ça transformait beaucoup les soins. Durant cette période, notre rapport avec les patient·e·s que nous suivions jusqu’à la mort a complètement changé ; nous les accompagnions de manière extrêmement différente. Après, les patient·e·s meurent, mais cela fait partie du métier. Particulièrement en Suisse, je n’ai pas entendu parler de morts auxquelles on ne s’attendait pas. C’étaient des attaques virales très fortes ; nous faisions tout ce que nous pouvions, mais nous voyions venir l’échec. Nous n’avons pas eu un rapport à l’incontrôlable, à l’injuste.

Je ne sais pas trop comment la presse parle de l’état neurologique et cognitifs des patient·e·s qui sortent des soins intensifs, parce que j’ai arrêté de suivre ce qu’on en disait de l’extérieur. Ce que j’en voyais par moi-même me suffisait. On les remontait dans notre service, dans l’optique de garder un maximum de lits de soins intensifs disponibles, mais ces patient·e·s n’étaient pas vraiment là. C’est fantastique que ces personnes survivent au Covid, sauf qu’elles ne savent plus comment elles s’appellent. Elles ne sont plus capables de parler. Elles vont probablement toutes suivre une rééducation pendant quelques mois. Elles survivent, mais dans quel état ! Tu essaies de créer un contact avec des personnes complètement perdues. Dans le meilleur des cas, elles sont confuses sur où elles sont. Tu fais un soin et elles te demandent s’il y a du lait dans le frigo… Le pire, ce sont celles qui ne parlent pas, un peu comme si elles avaient fait un AVC. Certain·e·s patient·e·s récupèrent progressivement, mais ça dure longtemps pour bien plus de la moitié. Leur état s’améliore super lentement.

« La famille vient et complique la prise en charge effective du pion hospitalier qui fait marcher l’entreprise. »

Les visites ont été interdites à l’hôpital, même lorsque des personnes mouraient. Une équipe s’est organisée avec des ipad et l’application zoom. Les familles prenaient rendez-vous avec l’équipe qui amenait l’ipad aux patient·e·s pour qu’elles et ils puissent quand même avoir des échanges et les voir. Les familles pouvaient laisser des objets à l’accueil en bas de l’hôpital. Sur des paravents entre les lits, nous collions des photos de proches pour recréer un espace ressemblant à un entourage affectif. Nous essayions de palier cette absence comme ça.

Pour nous, très cyniquement, sans les familles, c’était quand même moins de soucis. Dans les soins, parfois les familles peuvent être hyper exigeantes, hyper demandeuses, hyper lourdes à gérer. Nous devons nous occuper de la patiente et en plus gérer sa famille, avec de nombreuses contraintes. Ne pas avoir les familles libère de l’espace mental. Nous interagissions au téléphone, mais de manière cadrée. Très vite, l’hôpital a mis en place des lignes téléphoniques où les proches pouvaient appeler pour avoir des nouvelles, mais seulement une ou deux fois dans la journée.

En tant que soignant·e·s, tu as tes médicaments, ta radiographie ; si le patient n’est pas là, la radio repart et tu attends trois heures. Nous avons des contraintes qui ne sont pas du tout humaines, mais liées à la performance du métier : des tâches que tu dois accomplir durant ton shift. La famille vient et complique la prise en charge effective du pion hospitalier qui fait marcher l’entreprise. Les familles ne sont pas là, et c’est malheureusement plus « confortable », car elles sont parfois un peu des « grains de sables » dans les rouages de la prise en charge.

Émotionnellement, la famille a un gros impact sur les patient·e·s. Même si tu veux que la machine fonctionne, ton but est que les patient·e·s guérissent. Et nous voyions que, après avoir eu des interactions avec leurs proches sur zoom, elles et ils allaient tellement mieux et tout à coup rigolaient ! Ça avait un fort impact sur leur humeur et leur motivation, sur le fait que les patient·e·s retrouvent des forces ou se laissent aller. J’ai passé une demi-heure où j’ai juste tenu un téléphone en face de quelqu’un, sans parler car je ne comprenais pas sa langue. Ce patient n’avait pas la force de tenir le téléphone. En fait, nous passions du temps à contacter la famille, mais ne l’avions pas avec nous. Nous choisissions quand avaient lieu ces interactions. Ce patient avait passé tous ses examens ; nous ne risquions pas d’interrompre la communication. Nous pouvions planifier les moments de soutien moral et psychologique. C’est horrible à dire, humainement et éthiquement. C’est l’industrie hospitalière.

« Le côté stressant, c’est que tout repose uniquement sur ta discipline personnelle. »

Quand je suis arrivée le premier jour à l’hôpital, je ne savais pas du tout quelle était l’ambiance. J’avais eu des échos de comment ça se passait en France. Du coup, je voulais bien aller travailler dans un service Covid, mais pas sans équipement. Quand je suis arrivée, j’ai vu que le maximum avait été mis en place pour nous protéger et je me suis sentie rassurée. Je connaissais les gestes, je savais à quel moment me désinfecter les mains, à quel moment mettre mon masque et l’enlever. Nous avons suivi une formation sur comment nous équiper. Je me suis dit : institutionnellement, tout est fait pour que nous prenions le moins de risque possible. Le côté stressant, c’est de te reposer uniquement sur ta discipline personnelle. Ne pas oublier à chaque fois que tu touches ton masque, de te laver les mains. Se toucher le visage, d’habitude on le fait toutes les 30 secondes, sauf qu’à l’hôpital, on baigne dans le Covid. Le Covid est partout. Tu touches quelque chose puis tu touches ton visage, tu t’auto-inocules.

C’est aussi une histoire de responsabilité collective : s’il y en a un qui fait l’erreur de sortir quelque chose d’une zone « sale » et de le mettre en zone « propre », par exemple un stylo sur lequel le patient a toussé ; toi, tu ne te méfies pas, tu le prends, tu as le réflexe de le mettre à la bouche, ça va hyper vite. Au départ, l’organisation institutionnelle, c’est un peu un soulagement, puis tu te dis : « oh mon dieu, c’est sûr qu’à un moment je vais faire une erreur ! » Et en travaillant 12 heures d’affilée, après 10 heures, ton cerveau ne fonctionne plus de la même manière. J’ai pensé que je l’attraperais et espéré que, n’ayant pas de facteur de risque, ça passerait. Après un mois à l’hôpital, les professionnel·le·s ont peut-être plus tendance à banaliser le danger. Avec la banalisation, vient le risque d’erreur.

« La métaphore des héros et des héroïnes ne me parle pas du tout ! »

À l’extérieur de l’hôpital, j’ai vécu toutes les interactions possibles et imaginables. Des gens ne voulaient pas me voir parce que j’étais infirmière Covid. D’autres n’en avaient rien à cirer. D’autres encore étaient hyper admiratifs, mais avec un côté sensationnaliste : « C’est gore ? », en essayant de me faire dire à quel point c’était horrible. Et j’ai aussi reçu beaucoup de soutien : des voisins m’ont fait à manger, des gens ont déposé de la nourriture dans ma boîte aux lettres, on m’a offert un mois de loyer, etc.

Les applaudissements à 21h, ça me saoule. Des collègues diraient autre chose, mais moi je trouve qu’on en parle comme si nous étions les seul·le·s à travailler et, en fait, ce n’est pas vrai du tout. Il y a une espèce de survisibilisation. Nous, c’est notre boulot ; d’habitude nous faisons ça dans la vie. Soit les gens nous applaudissent tous les soirs, avec ou sans Covid-19, soit pas… Cette héroïsation du personnel soignant m’énerve. Comme si les gens n’avaient pas accepté les coupes budgétaires qui ont affecté notre travail. Pour moi, les gens qui applaudissent, je le prends un peu comme : « On vous a bien mis dans la merde et vous y allez quand même, bande de bouffons. Bravo! » Et je me dis, avec rancœur, que j’aurais envie que cette situation soit portée différemment et que les personnes qui veulent applaudir, applaudissent tout le monde ! Il y a trop de travailleur·euse·s qui ont continué et dont on a jamais parlé. Et elles et ils sont aussi indispensables que moi. Ça m’énerve.

Je pense aux gars des chantiers et aux livreur·euse·s des magasins qui sont passé·e·s en mode livraison, avec tout le monde qui s’est mis à commander sur internet. Elles et ils ont continué à arpenter les rues et à faire le tour de tous les domiciles pour livrer des machines Nespresso. Les nettoyeur·se·s, les conducteur·trice·s de transports publics – les contrôleurs ont disparu, ça, ça m’a quand même fait très plaisir. Les chauffeur·se·s de bus se sont baladé·e·s dans des incubateurs géants en continu. En fait, plein de gens. J’ai envie de dire: « Vous êtes choux de nous applaudir, mais moi je suis à l’hôpital, je suis protégée, je suis équipée de la tête au pied. Par contre, pas celles et ceux qui ont continué de travailler dans des endroits essentiels sans protection ! »

J’ai bien vu comment dans certains endroits en France, les femmes étaient aux soins avec des patient·e·s qui leur postillonnaient du Covid dessus. Elles n’avaient pas de protection. Et on leur disait : « Sur votre temps libre, vous allez faire un bandana avec votre chemise. » Alors là, je perçois davantage la bravoure. Quant à moi, je suis bien payée, bien équipée et je fais le travail pour lequel j’ai été formée. La métaphore des héros et héroïnes ne me parle pas du tout ! Aller travailler a été pour moi un outil de survie mentale. J’ai eu de la chance, je n’étais pas obligée de me confiner, je pouvais aller bosser. Je me suis sentie privilégiée. Je n’y suis pas allée pour soutenir la nation, mais pour faire quelque chose, plutôt que déprimer chez moi, sans plus aucun rythme. Je m’occupe des gens et j’aime ce travail. Les gens ne vont pas bien et, pour moi, ça fait du sens d’être là. J’ai participé à des moments aussi très beaux, de solidarité et d’échanges ; par exemple, lorsque je me suis retrouvée à encadrer des nouvelles infirmières dont c’était le premier poste.

Personnellement, le bien-être des individus que je côtoie me touche fort, les injustices qu’ils subissent également. Leur parcours de vie et leurs réactions émotionnelles m’intéressent. C’est peut-être un regard qui sacralise trop la vie, mais ça me tient fondamentalement à cœur que les gens soient heureux. J’aime parler aux gens et rigoler avec elles et eux. J’aime savoir comment elles et ils évoluent dans le monde. J’aime quand elles et ils me racontent leur vie, leur premier baiser, ce qu’elles et ils font dans leurs loisirs ; des choses cons me passionnent. Et j’aime aussi beaucoup l’aspect biologique, le fonctionnement du corps. Le plus intéressant, c’est comment intégrer cela dans la réalité quotidienne des gens en fonction d’où ils viennent, de leur vécu, de leurs aspirations. Je trouve ça captivant. Infirmière, je crois que c’est un des meilleurs métiers que tu puisses faire si tu aimes cela. Tu le fais tout en étant dans le care, le « prendre soin ». Tu as une prise en charge très variée, globale, à la croisée du social, de l’alimentation, de la santé physique et psychique, des questions de classes, … Nous sommes au centre de plein de réflexions et d’actions sur la vie des gens. Nous pouvons vraiment renforcer les gens.

Classe sociale et soins

 

De manière générale dans la santé, la classe sociale des patient·e·s a une incidence sur leur prise en charge, à travers la manière dont on les prend au sérieux ou pas et les préjugés qu’on porte sur elles et eux. C’est un biais important de l’accès aux soins. Quand tu arrives aux Urgences, tu ne vas pas être écouté·e pareillement selon d’où tu viens ou comment tu es habillé·e. Tout le monde a des préjugés, des constructions sociales et des réflexes de pensée qui sont délétères pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans le cadre dominant. Mais avec le Covid, c’est tellement la merde, il y a tellement d’inconnues… Comme personne ne comprend rien à ce virus, il est plus difficile de jouer sur ton statut et d’obtenir des soins de meilleure qualité, par un·e médecin qui aurait plus d’expérience. Je trouve que ça remet les pendules à l’heure.

Tu as une qualité des soins de merde, par manque de connaissances du Covid, mais la même pour tou·te·s lorsque tu es pris·e en charge. Dans notre unité, les patient·e·s arrivent déjà assez mal en point. Personne ne va dire : « Il exagère ! » Certains paramètres nous poussent à ne pas remettre en question les récits des patient·e·s. J’ai passé une journée entière avec un monsieur venant d’un pays lointain et parlant une langue inconnue. Je n’ai eu aucun commentaire sur ce monsieur, alors que d’habitude on entend des « il me saoule » ou « on ne comprend rien ». Les soignant·e·s ont imprimé des petites images pour essayer de communiquer avec lui. On retourne aux soins et à pourquoi on exerce ce métier. Je n’aime pas ce mot mais : par humanisme. Les personnes que nous prenons en charge sont redevenues des êtres humains, avant d’être philippin·e·s ou érythréen·ne·s.

Charge de travail et stress

 

En terme de charge de travail, je ne trouve pas que ce soit pire que d’habitude, même si les conditions de travail d’une infirmière ne sont vraiment pas extraordinaires. Mais ça n’a rien à voir avec comment d’autres personnels de santé se débattent ailleurs en Europe. En comparaison, je n’ai rien à redire. Après, en terme de charge de travail, cela signifie une galère vis-à-vis de laquelle nous sommes blasé·e·s. Le système est organisé en « shifts » : des périodes horaires sur lesquelles nous travaillons et que nous validons en cochant des soins. Nous avons une « check-list » de gestes à faire pendant notre période de travail. Les soins sont organisés comme ça. Avec le Covid, les gestes à cocher sont plus techniques et ont plus de répercutions que d’habitude si tu les fais pas ou mal. C’est assez stressant, mais on nous compte plus de temps pour les faire.

Les conditions de travail habituelles dépendent vraiment de ces cases à cocher, du nombre d’actes infirmiers à faire avant de passer le relais à nos collègues. Sinon elles et ils devront se taper les leurs, plus celles que tu n’as pas réussi à accomplir. Ça, ce n’est vraiment pas cool, parce que tu cours déjà toujours après le temps pour remplir toutes tes petites cases. Là, c’était pareil, sauf que les cases n’étaient pas les mêmes. Nous stressions parce qu’il s’agissait d’actes auxquels nous n’étions pas habitué·e·s et qui prenaient plus de temps, mais l’exigence des coches restait la même. C’est un travail à la tâche, à la performance.

« La phrase : « aussi rapidement que possible, aussi lentement que nécessaire », ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ce qui se passe. »
Je n’avais aucune idée de ce qui se passait ailleurs. Je n’étais en contact qu’avec l’hôpital et avec ma chambre. Je me levais vers 5h30 et je rentrais chez moi vers 20h ; je dormais et je me levais. Les jours de repos, je dormais. J’étais très fatiguée. Les politicien·ne·s ont décidé – on les adore – que les lois du travail ne s’appliquaient plus à nous. Nous n’avions plus de limitation d’horaire de travail. Certain·e·s se retrouvaient à faire le nombre d’heures prévues et d’autres 60 heures par semaines. Les 12 heures étaient plutôt respectées. À partir du moment où tu les avais faits, si une demi-heure débordait, c’était en général à cause des transmissions. Ça arrive hors Covid aussi.

L’accumulation des journées de travail de 12 heures te crève, en vrai. Quand tu as fait cinq jours de 12 heures dans une semaine, tu ne sais plus comment tu t’appelles ! On vit dans un monde capitaliste, et cela se sent. J’ai arrêté d’écouter ce qui se disait, car ça n’avait vraiment aucun rapport avec la réalité de ce que nous vivions sur le terrain. Pour moi, à travers toutes les décisions qui sont prises et comment le monde s’organise en ce moment, on tient compte uniquement de la santé économique et non pas de la santé de la population. C’est là que l’énergie est mise et investie, en dehors de l’hôpital. L’hôpital, encore heureux qu’il réagisse comme il l’a fait, car il existe pour gérer des situations comme celle-là.

Concernant le reste des institutions, on va investir dans la rentabilité et faire en sorte que l’économie continue de tourner, que le capitalisme gagne. Les décisions ne sont pas prise en fonction de la maladie. Déconfiner maintenant alors que nous, nous observions seulement que la tendance était en train de s’inverser… C’est comme quand les gens ont une angine, au bout de deux jours, ils n’ont plus mal à la gorge et se disent : « Ah c’est bon, c’est fini, j’arrête les antibios. » Ça ne marche pas comme ça ! Mais ça ne compte pas de toute façon. Seule compte la puissance économique de la Suisse ; les décisions sont prises en fonction. La phrase : « aussi rapidement que possible, aussi lentement que nécessaire », ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ce qui se passe.

Ce regard sur la situation était partagé parmi mes collègues, même s’il outrait peut-être moins les autres que moi. Pour les collègues également, les décisions politiques étaient en décalage total avec le rythme auquel nous avancions. Il y avait une inertie monstrueuse. On n’a pas eu de vrai confinement. À l’hôpital, nous avons pu observer les effets des mesures gouvernementales, un mois après qu’elles ont été instaurées. Mais il était évident pour tout le monde que les décisions de ré-ouverture avait été prises 10 jours avant d’être annoncées, à un moment où nous recevions encore beaucoup de gens. Les décisions ne sont pas prises en lien avec nos expériences à l’hôpital, où nous avons une vision précise du flux. Les politicien·e·s et nous, nous ne sommes pas aux mêmes endroits.

À l’hôpital, les médecins avaient prévu une catastrophe d’une grande ampleur qui n’a finalement pas eu lieu. J’ai l’impression que, même si on se retrouvait face à un nouveau pic, ça devrait aller. Les médecins avaient prévu de gérer une situation beaucoup plus grave. Et tant mieux que ça ne soit pas arrivé ! Si on l’avait vécu, on aurait été préparé·e·s. Mais là, c’était un luxe de pouvoir râler et dire : « Ah, ils en ont fait un peu trop… ». C’était génial en fait. Il y aura une nouvelle vague, c’est sûr. Après, que ça va nous « mettre la misère », à part économiquement, je ne le pense pas. D’autres gens vont mourir, mais sanitairement, je pense que la crise pourra être gérée. Par contre, il y aura un impact sur l’accès aux soins de toutes les personnes qui n’ont pas de papiers, avec les questions de légalité et d’illégalité sur le territoire, sur comment elles osent aller consulter. À part pour ces personnes-là, pour les autres, ça devrait aller.

« La pression économique de performance des soins était moins omniprésente. »

D’habitude, il y a la rentabilité. Il faut faire circuler les patient·e·s. Il faut faire circuler le flux. Il faut que les lits se vident et se remplissent, se vident et se remplissent. Et du coup, on est surtout dans le protocole et moins dans ce qui pour moi fait tout l’intérêt des soins : l’adaptation des soins à l’individu, à sa vie, à sa réalité et comment ceux-ci s’inscrivent dans un contexte socio-économique. Cette crise est un gouffre à argent. 150 personnes ont été embauchées du jour au lendemain. Là, il n’était pas question de rentabilité. Là, c’était le service public. Et ça s’est ressenti. La pression économique de performance des soins était moins omniprésente. Il y avait une meilleure prise en charge des gens et de leurs besoins. Nous nous retrouvions à faire des choses impossibles en temps normal. Par exemple, d’habitude, on ne va pas trop stimuler une personne qui souffre de démence, à part dans les services faits pour ça. On ne va pas s’entêter à essayer d’avoir une discussion avec elle. On n’a pas le temps ! Alors que là, nous avions du temps, parce que nous avions le bon ratio de collègues, et tant que l’état des patient·e·s le permettait, nous avons pu faire une prise en soins adaptée aux gens. Nous avons eu le temps et c’était bien, ce n’était pas superflu.

Khada, prisonnier politique sahraoui au Maroc

Khada, prisonnier politique sahraoui au Maroc

Khada (Bachir Al Mokhdar Hadda) est un journaliste emprisonné à Tiflt au Maroc. Il fait partie du groupe Gdeim Izik, comme on appelle les 24 prisonniers politiques sahraouis poursuivis après l’attaque marocaine d’octobre 2010 contre le camp de protestation sahraoui qui défiait l’occupant. Ils ont été transférés du Sahara occidental au Maroc et ont été l’objet d’un procès qui est considéré comme une farce par la communauté internationale et au cours de laquelle Khada a déclaré : « Nous sommes ceux qui ont planté les graines du printemps arabe, et nous serons ceux qui en récolteront les fruits, notre indépendance ».

Cet article est le troisième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Par l’Équipe Media : Bahia Mahmud Awah , écrivain et anthropologue, 12 mai 2020.

« Depuis le début de ma séquestration, mes compagnons et moi avons subi les pires humiliations et tortures. »

Récemment, le roi du Maroc a accordé une grâce à 5 600 prisonniers pour décongestionner les prisons face à la pandémie de coronavirus. Cette grâce ne concerne aucun des 52 prisonniers sahraouis dispersés dans les prisons marocaines. Pour Khada, condamné à 20 ans de prison, en confinement permanent à plus de 1 200 kilomètres de son domicile et de ses proches, il n’y a pas de différence entre avant et après la pandémie.

Écrire sur une personne privée de liberté est un acte audacieux très difficile, car il faut avoir un regard particulier et ressentir la douleur logée dans le cœur d’une mère ou d’un père qui ont perdu tout espoir de justice pour leurs proches languissant injustement derrière les barreaux. Et tout ce qui leur reste comme consolation, c’est la certitude justifiée que leur enfant est tombé ou a été emprisonné en raison de ses convictions politiques. C’est le cas du prisonnier politique El Bachir Al Mokhdar Hadda, un jeune Sahraoui emprisonné pour ses idées et son militantisme en faveur des droits de l’homme. Pour cela, il est privé de liberté depuis une décennie et harcelé jour et nuit par ses bourreaux marocains. Ce qui fait le plus mal quand on pense à son enfermement c’est que dans la psychologie sociale d’un Sahraoui ou d’un Mauritanien (peuples issus du nomadisme), nous avons une notion de l’espace infini que nous appréhendons comme la liberté. Et nous souffrons plus particulièrement quand notre espace est circonscrit à des murs sombres et aux mains de tortionnaires. Don Quichotte le rappelait à son écuyer Sancho Panza : « La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l’égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l’honneur, on peut et on doit aventurer la vie ; au contraire, la captivité est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. »

Le cadeau le plus appréciable pour un Sahraoui, comme pour ses chameaux, est l’infinité de la liberté de son désert, pour lequel, convaincu de son combat, il tombe et se relève sans cesse. Je pense à un passage de la littérature saharienne, un écrit du poète classique sahraoui Mohammed Ould Mohammed Salem devenu une belle légende de la geste littéraire. Dans ce poème, il s’adresse à son dromadaire Shiak (illusion) qui est enfermé dans un enclos, puni pour avoir blessé une autruche appartenant à un haut fonctionnaire colonial français. Son docile dromadaire cerné par des piques, le poète est attristé de voir les larmes qui coulent de ses grands yeux sombres. Il comprend alors encore mieux le sens de la liberté que partageaient le maître et le dromadaire. Le poète Ould Mohammed Salem, blessé par l’enfermement soudain auquel son meilleur ami et vénéré dromadaire est soumis, lui rend un hommage par ces vers, dialogue intime qui partage la douleur et l’espoir de la liberté : « O toi, mon dromadaire Shiak, / apaise les cataractes de larmes / qui coulent de tes yeux sombres, / réprime ton cri / et supporte le silence / qu’ils t’ont imposé. / Bientôt tu seras libre / et tu seras libéré de tes insomnies au loin de Touizerfat. »

« Le sourire des prisonniers sahraouis lors des visites est devenu pour les geôliers marocains une accusation contre nous et un motif de torture, car il montre que nous n’avons pas peur de défendre nos idées et notre opposition à leur occupation de notre patrie sahraouie. »

Nelson Mandela est resté en prison plus d’un quart de siècle. Après ses longues années de captivité dans la triste prison de Rhode Island, au moment de sa libération il a déclaré que « l’aspect le plus dérangeant de la vie carcérale est l’isolement. Il n’y a ni début ni fin, seulement ton propre esprit, qui est parfois trompeur ». Bachir Al Mokhdar Hadda a été poursuivi en 2010 pour avoir manifesté et clamé la liberté pour le Sahara occidental lors des événements historiques du soulèvement sahraoui contre l’occupation marocaine, connu sous le nom du Cri de Gdeim Izik. Khada, isolé dans sa cellule, réfléchit sur cette torture prolongée de l’enfermement : « Depuis le début de ma séquestration et de mon enfermement dans la prison Salé 2, au Maroc, où mes camarades et moi avons subi quotidiennement les pires humiliations et tortures, le moment le plus dur pour moi a été le jour où les matons m’ont appelé pour m’annoncer la visite de ma mère, qui venait de la ville sahraouie occupée d’El Ayoun. C’était la première fois, en trois mois depuis le jour de mon enlèvement, que ma mère savait où je me trouvais. Elle a parcouru plus de 1500 kilomètres pour venir me voir en prison au Maroc. Le jour des visites passe pour nous, le groupe de prisonniers politiques sahraouis de Gdeim Izik, comme un enfer. Les matons nous bandent les yeux, nous menottent et, face à notre répit de voir un parent, se vengent en nous battant sur le trajet entre nos cellules et le parloir. Deux grillages me séparaient de ma mère comme une barrière, et quand elle est entrée dans la pièce, je lui ai immédiatement souri. Mon but était de lui remonter le moral et de cacher la douleur des tortures que je subis chaque jour. Ce jour-là, il y avait un bourreau, nommé Hassan Mahfadi, qui s’est occupé de tous les détails de la rencontre avec ma mère, séparée de moi par la barrière de fil de fer. Après la visite, ce bourreau et un autre m’ont bandé les yeux, m’ont menotté et m’ont ramené dans ma cellule d’isolement, où mon calvaire a commencé. Ils m’ont battu, giflé, m’ont donné des coups de pied, m’ont insulté, et tout cela à cause du sourire avec lequel j’avais reçu ma mère et avec lequel elle m’avait fièrement répondu, car nous sommes convaincus de notre combat et ne nous sommes pas rendus. Les deux bourreaux, se moquant de mon impuissance et de ma faiblesse sous leurs coups, me répétaient : « Maintenant, souris comme tu as souri à ta mère, puisqu’elle ne sait pas ce qu’on te fait ! ». Parce que le sourire des prisonniers sahraouis lors des visites est devenu pour les geôliers marocains une accusation de plus contre nous et un motif de torture, parce qu’il reflète que nous n’avons pas peur de défendre nos idées et notre opposition à leur occupation de notre patrie sahraouie ».

Nelson Mandela, Madiba, dans son plaidoyer devant le tribunal du régime d’apartheid, a déclaré : « Au nom de la loi, j’ai été traité comme un criminel… non pas pour ce que j’ai fait, mais pour ce que j’ai défendu, pour ma conscience ». L’ex-prisonnière politique et défenseuse des droits de l’homme sahraouie Sukeina Mint Yedehlu, fille d’un poète classique de la littérature sahraouie, a rappelé ainsi ses années de disparition dans la terrible prison secrète marocaine de Kalaat M’gouna : « C’est la prison où j’ai passé le plus de temps avec les autres Sahraouis et où nous nous sommes sentis comme des morts-vivants […]. J’avais trois objectifs principaux : apprendre, avoir un procès équitable et recevoir des visites de mes proches. Chaque soir, je me couchais sans savoir si le soleil allait se lever. »

« J’ai été condamné à neuf ans et cinq mois dans une prison de haute sécurité, en raison de ma position politique claire dans la lutte du peuple sahraoui, que j’ai affirmé dans mes déclarations devant les tribunaux marocains. »

À l’angoisse de l’incertitude vécue par les prisonniers sahraouis, s’ajoute l’inquiétude pour les leurs. « Je ne peux pas décrire précisément depuis ma cellule à quel point ma famille et mes amis me manquent », dit El Bachir Al Mokhdar Hadda, « mais j’ai la force de dire à tous ceux qui se mettent à la place de ma famille et de mes amis, qu’eux aussi vivent dans une prison, même si elle n’a pas de barreaux. Ils ont été injustement empêchés de me rendre visite pour des raisons d’éloignement et de pressions exercées sur eux. Pour l’instant, j’essaie de résister à l’épuisement causé par les années d’enfermement et d’isolement dans une cellule, en plus de la torture, des vexations et du racisme exercés contre nous pour être sahraouis. J’ai été condamné à neuf ans et cinq mois dans une prison de haute sécurité, en raison de ma position politique claire dans la lutte du peuple sahraoui, que j’ai affirmé dans mes déclarations devant les tribunaux marocains. Avec beaucoup de difficultés, j’essaie de me réfugier dans les études de master que je poursuis sans même une chaise ni un accès à la bibliothèque de la prison. Je ne dispose que d’une heure le matin et d’une heure l’après-midi pour prendre l’air et m’occuper de mon hygiène personnelle, une heure à laquelle je renonce parfois en raison du manque de temps et du stress que me causent les gardiens. Je ne rêve que de ma liberté. »

Nous n’oublions pas nos prisonniers, source d’inspiration de nos vers rageurs et rebelles par lesquels nous nous engageons à leurs côtés :

« Dans le silence exilé, chaque nuit je rêve que je crie vos noms, / qui nichent bannis là où le temps / dans l’infini se réduit en minuscules murs, / obscurs, transparents et condamnés. (…) J’ai rêvé à des corps nus, inertes et fragiles, / où le bourreau sculptait son nom. » (Bahia Mahmud Awah, Aaiun, crier ce que l’on ressent, 2006).

Radio Silure n°2 – La santé en régime néolibéral

Radio Silure n°2 – La santé en régime néolibéral

Deuxième émission enregistrée au Silure le 5 juin 2020 autour du texte « La santé publique en régime néolibéral : l’exemple du CoVid-19 ».

« Les propositions qui émergent des partis politiques progressistes européens en matière de santé publique ne consistent plus qu’en des tentatives désespérées de réparer les dégâts du néolibéralisme, essentiellement en injectant de l’argent partout où cela leur semble possible. Or, c’est un changement radical de perspective qui est nécessaire, non seulement parce que le système capitaliste ne fonctionne pas, mais surtout parce que nous ne voulons ni de l’individualisation ni des formes guerrières qu’il promeut.. »

Nous revenons dans cette deuxième émission sur ce texte, publié fin mai 2020, « dont l’objectif n’est pas la critique pour la critique, mais la recherche active d’autres manières de prendre soin, de soigner et de prévenir. »

C’était aussi l’occasion, au sortir du semi-confinement, d’essayer de faire le point sur ce qui nous est arrivé ces derniers mois et d’ébaucher une interprétation politique de cette période. On a parlé de la pénurie fabriquée de masques, de l’individualisation du risque sanitaire, etc. Ça nous a plu et on espère qu’à vous aussi parce qu’on compte bien recommencer.

Bibliographie indicative

 

Chuang [revue], Contagion sociale Guerre de classe microbiologique en Chine, traduit de l’anglais, 2020, en ligne sur dndf(point)org

Collectif, « Incidents de classe en Chine : les travailleurs chinois contre le capital mondial au XXIe siècle », 2010, en ligne sur infokiosques(point)net

Pierre Dockès, « Marx et les crises » in: Renaud Chartoire, Dix questions sur le capitalisme aujourd’hui, Auxerre : Éditions Sciences Humaines, 2014

Sylvie Kaufmann, « La Commission européenne appelle enfin un chat un chat et la Chine un “rival systémique” », Le Monde, 20.03.2019, en ligne

Robert Kuttner, « Steve Bannon, Unrepentant », The American Prospect, 2017, en ligne (non traduit)

Inderjeet Parmar, « Will Stephen Bannon’s Return Accelerate Trump’s Deconstruction? », The Wire, 2020, en ligne (non traduit)

Niki Saval, « Globalisation: the rise and fall of an idea that swept the world », The Guardian, 14.07.2017, en ligne (non traduit)

Raffaele Sciortino, I dieci anni che sconvolsero il mondo : crisi globale e geopolitica dei neopopulismi, Trieste: Asterios editore, 2019

Roland Simon, « Le concept de cycle de luttes », 2008, en ligne sur libcom(point)org

Théorie communiste, « Problématiques de la restructuration » in: Théorie communiste, no 12, 1995, en ligne sur libcom(point)org

Thomas Frank, « Et le « New York Times » imagine notre avenir », Monde diplomatique, juillet 1999

Rob Wallace & al, « Covid-19 et les routes du capital », traduit de l’anglais, 4.04.2020, en ligne sur Contretemps.eu

La santé publique en régime néolibéral : l’exemple du CoVid-19

La santé publique en régime néolibéral : l’exemple du CoVid-19

Les manières de voir, de penser et de pratiquer la santé publique sous le régime néolibéral engendrent de nombreux problèmes. Si nous subissons leurs conséquences depuis longtemps, aujourd’hui, elles se donnent à voir plus clairement en pleine crise du CoVid-19. Elles nous affectent ici et maintenant. Si, en tant que collectif, nous nous y intéressons, c’est dans l’optique de mieux comprendre ce que ces discours et ces pratiques sanitaires provoquent afin de renforcer l’envie et les moyens de s’en défaire. La première étape en quelque sorte d’un chemin dont l’objectif n’est pas la critique pour la critique, mais la recherche active d’autres manières de prendre soin, de soigner et de prévenir.

Par la publication de ces réflexions en cours, nous désirons participer à la construction d’un «commun» sur la santé. Le choix de citer des extraits de témoignages récoltés ou de paroles tirées d’articles de journaux répond à la volonté d’ancrer notre réflexion sur des expériences rapportées sur le moment. A l’avenir, elles pourront également servir de traces tant de l’actualité de cette période, que de manières d’y donner du sens.

Cette première partie part de questionnements sur les cadrages (1) de la santé publique, tout en s’intéressant aussi aux pratiques néolibérales dans le domaine de la santé. C’est ainsi que nous revisitons la pénurie des masques et des tests qu’a connu la Suisse pour en souligner son caractère construit. Nous nous penchons sur deux cadrages en particulier : la responsabilité individuelle et l’individualisation des risques, ainsi que la métaphore guerrière. Concernant cette dernière, nous proposons de renverser la question martiale en une question sociale et de passer de l’acceptation d’un ennemi invisible à celle d’un ennemi très visible : la classe capitaliste. Nous y détaillons des inégalités d’accès à la prévention dans la crise sanitaire du CoVid-19 en Suisse.

Partie I. Une amorce : les cadrages de la santé publique qui la dépolitisent

De tout cadrage – c’est-à-dire une certaine manière de regarder et de définir un problème social – découle des solutions associées. Ce faisant, un cadrage exclut aussi d’autres façons de penser ce problème et de le résoudre. Tout en éclairant certaines réalités sociales, il en masque d’autres. Les cadrages ne sont pas de simples pensées ou idées désincarnées, ils ont des conséquences sociales très concrètes. Certains cadrages visent à dépolitiser les sujets abordés. La santé publique connaît ce phénomène et les réponses apportées à la pandémie du CoVid-19 en constituent un exemple.

Faire la guerre aux microbes (2) ainsi que placer l’individu au centre de la bataille sont des cadrages qui paraissent aussi banals qu’évidents. Alors pourquoi s’y arrêter ? Parce que rien n’est pure description. Le choix de métaphores ou de focus ne sont pas de purs hasards et ne sont pas sans conséquences. Trois questions nous guident : dans le cadre de la crise du CoVid-19, que viennent justifier les cadrages du dispositif sanitaire ? Que produisent-ils ? Et qu’empêchent-ils de penser ?

Pour commencer, nous revenons sur quelques effets du néolibéralisme sur la santé pour pouvoir parler ensuite de deux cadrages en particulier. Il s’agit de partir du global pour arriver ensuite au cas de la Suisse.

Des cadrages déterminés par les processus d’accumulation du capital

 

Dans le monde néolibéral, les cadrages du domaine de la santé sont fortement déterminés par les processus d’accumulation du capital. Comme tous les phénomènes du monde social, ils subissent une forme de naturalisation qui laisse penser qu’ils sont les seuls possibles, qu’ils ne relèvent pas d’autres choix que de ceux dictés par la raison. La difficulté de la critique est double. D’une part, il s’agit de faire voir les déterminants politico-économiques de choix que tout contribue à présenter comme techniques et naturels. D’autre part, il s’agit de ne pas s’enfermer dans la construction de modèles exemplaires qui, s’ils permettent d’apercevoir des alternatives aux options dominantes naturalisées et donc de comprendre celles-ci pour ce qu’elles sont, finissent par ne constituer que des segments du marché de la santé renforçant l’individualisation du rapport à la santé.

Les cadrages que nous relevons ici semblent s’articuler pour donner une image de la santé publique – et nous pouvons nous demander si cette expression a encore un sens – en régime néolibéral. Ils ne sont pas seulement des dispositifs idéologiques (des manières de représenter le réel et d’orienter l’action). Ils sont aussi des conséquences du régime présent d’accumulation du capital.

La déclaration d’Alma Ata (3) de 1978, rappelle Alison R. Katz, représentait un « projet révolutionnaire de justice sociale dont le slogan était La santé pour Tous en l’an 2000. Le projet identifiait la pauvreté et l’inégalité comme déterminants majeurs des maladies et des morts prématurées et évitables (qu’elles soient épidémiques ou endémiques) » (4). Les autorités internationales de la santé publique ont radicalement modifié le cadrage de la santé en passant de la santé pour tout le monde à la santé marchandise (5).

Le cadrage de la santé comme marchandise s’accompagne de différentes pratiques dont le sous-financement des systèmes de santé publique représente un exemple criant. L’historien des sciences Guillaume Lachenal propose de tirer quelques leçons de l’expérience des pays du Sud en mettant en avant qu’ils « ont expérimenté, avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, les politiques d’austérité sous des formes radicales. Le néolibéralisme précoce s’est déployé au Sud, notamment dans les politiques de santé. Il est à l’arrière-plan des épidémies de sida et d’Ebola. […] Au Sud, les États se sont vu contraints de couper dans leurs dépenses de santé publique au profit du privé et de la philanthropie. » (6) La crise du CoVid-19 rend le sous-financement des systèmes de santé publique flagrant pour un plus grand nombre de personnes dans les pays du Nord. En revanche, son orchestration, le fait que ce ne soit pas le fruit d’un malheureux hasard, d’une simple erreur de gestion, demeure peut-être moins lisible.

Or, le CoVid-19 a rendu particulièrement visible le manque de ce qui, selon les spécialistes de santé publique, constitue l’essentiel pour gérer une épidémie : le matériel médical et le personnel de santé. Le caractère façonné de la pénurie de matériel médical a mis quelques semaines à devenir un fait difficilement réfutable en Suisse et aujourd’hui dénoncé de manière transversale. Cet exemple permet de comprendre les liens entre des pratiques d’accumulation du capital et certains cadrages de la santé.

Une pénurie façonnée : l’exemple des masques et des tests

 

En Suisse, comme dans d’autres pays, un objet aussi banal et crucial que le masque a dramatiquement manqué dans les premières semaines de la pandémie. Au début de la crise du CoVid-19, la Suisse exportait encore des masques, avant de devoir en acheter à un prix nettement plus élevé. Alors que le pays manquait de masques, même pour le personnel de la santé, les autorités de santé publique en Suisse (Office fédéral de la santé publique – OFSP) ont appelé qui le pouvait à donner ses masques. Au même moment, des masques FFP2 et FFP3 – ceux munis d’un filtre, utilisés par le personnel de santé – continuaient de quitter la Suisse, principalement à destination de la Chine, de Hong Kong, de l’Allemagne et de l’Italie. Ce n’est pas moins de 25 tonnes, rien que pour les premiers mois de l’année 2020 qui ont été exportés. Une augmentation colossale comparée au 13 kilos exportés durant toute l’année 2019. Le vice-président de PharmaSuisse livre sans détour les raisons : « Des intermédiaires ont acheté beaucoup de masques juste avant le déclenchement de la crise. Puis, ils les ont revendus là où il y avait la meilleure offre » (7). Une manœuvre typique de la logique du marché d’un régime néolibéral, qui a rapporté beaucoup d’argent à des entreprises privées. Les chiffres de l’Administration fédérale des douanes (AFD) nous apprennent que les masques vendus en moyenne à 20 francs/kg au mois de janvier, ont trois mois après, été vendus en moyenne pour 205 francs/kg.

Mais il y a plus ironique encore. S’appuyant sur les données de l’AFD, des journalistes notent que « la Suisse a acheté 108 tonnes de masques FFP2 et FFP3 lors du premier trimestre 2020. C’est sept fois plus que durant la même période en 2019. Les pays d’origine de ces produits sont la Chine, le Japon, l’Allemagne et Hong Kong. Soit les mêmes États qui ont reçu le matériel helvétique » (8).

En parallèle, quels sont les discours et les recommandations sur le port du masque en Suisse ? Courant mars 2020, alors que les masques manquent en Suisse, le Conseil fédéral soutient que le port généralisé de ceux-ci n’est pas utile. Nous aurions naïvement pu penser que les autorités politiques se basent sur les connaissances scientifiques en leur possession pour penser une action de santé publique et non sur leurs capacités à la mettre en œuvre. Il n’en est rien. Après avoir tenu le propos inverse, les autorités politiques admettent le 6 avril 2020 que le port du masque n’est pas inutile. Le médecin-chef des soins intensifs de l’hôpital public de Genève (HUG) le disait déjà à demi-mots en évoquant, à l’antenne de la télévision RTS, que même un foulard valait mieux que rien (9). Pourquoi ce changement de discours du gouvernement suisse ? Parce qu’à présent, le stock de masques disponibles le leur permet. En effet, un avion parti de Shanghai en a déposé quelques 2,5 millions à Genève.

« Désormais, les autorités affirment que le masque ne suffit pas. Tout est dans la nuance »

ironise une journaliste du Courrier. Mais l’affaire ne s’arrête pas là.

« Faire figurer le port du masque dans les recommandations de l’OFSP aurait, du fait de la pénurie, obligé un certain nombre d’entreprises et d’industries non essentielles à fermer. »

explique encore celle-ci. Et de rappeler comment les deux géants de la grande distribution en Suisse, Coop et Migros, ont tout simplement, dans un premier temps, interdit le port du masque à leurs caissières. (10)

Le rapport de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique (OFAE) de 2019 donne un éclairage sur le stock stratégique de la Suisse : le pays disposait de 186 000 masques FFP2 et FFP3 alors qu’on en aurait eu besoin de 745 000 pendant les trois premiers mois, s’il avait fallu faire face à un nouvel agent pathogène. Mais ce rapport de l’OFAE conclut par une invitation à ne rien changer : les économies priment! Notons au passage que d’après Rudolf Strahm, le responsable des médicaments de cet office est directeur chez ViforPharma11. La découverte de ce rapport a choqué, du Collectif Grève du Climat suisse à une conseillère nationale du Parti écologiste suisse qui affirme :

« On considère dans ce pays que la santé est une charge et nous analyse donc les besoins presque uniquement en fonction de ce qu’ils pourraient coûter. […] on ne se permettrait jamais autant de légèreté avec les équipements militaires. » (12)

Deux ans auparavant, en 2017, l’OFAE renonçait à donner des consignes aux hôpitaux et aux cantons en matière de stockage, chacun fait comme il veut car « les acteurs de la santé craignaient les coûts élevés du stockage » (13). La logique capitaliste : stocker en fonction des économies désirées (qui profitent à certains) et non en fonction des besoins estimés (qui auraient profité à tout le monde). Rappelons l’impact qu’a eu cette pénurie de masques au début de cette crise sanitaire : du personnel de santé travaillant sans masque ou devant réutiliser un masque à usage unique (notamment dans les EMS (14) et les soins à domicile), les autorités sanitaires communiquant que le port du masque par la population n’était pas nécessaire avant de revenir en arrière, un gouvernement qui n’en distribue pas (faute d’en avoir) et enfin des employeurs autorisés à forcer leurs employé·e·s à travailler sans protection.

En Suisse, les masques ne sont pas l’unique matériel médical qui ait manqué dès le début de la crise du CoVid-19. Des produits nécessaires pour fabriquer des tests de dépistage, des réactifs, ont également fait défaut. Ceux-ci étaient importés notamment des États-Unis et d’Allemagne. Or, avec l’avancement de la pandémie, ces pays ont réduit leurs exportations de réactifs. Le gouvernement, craignant de manquer de tests, n’a pas opté pour un dépistage massif et a réservé ceux-ci au personnel de santé et aux personnes âgées et vulnérables. Au début du mois de mars, le problème d’approvisionnement en tests résolu, la stratégie du Conseil fédéral est modifiée et des tests sont effectués, jusqu’à 10’000 par jour. Seulement, voilà qu’une fois le problème du manque de produits réactifs réglé, un autre surgit. Cette fois-, ce sont les écouvillons qui manquent, ces longs bâtonnets qui servent à prélever les sécrétions dans la gorge. L’amplitude de la population que le gouvernement décide de tester étant dépendante du stock de bâtonnets, la carence de ces derniers a représenté un frein à un dépistage plus large. Ce sont donc à nouveau les stocks de matériel qui dictent les recommandations et les pratiques de santé publique. De plus, encore une fois, le gouvernement, lorsqu’il arrive enfin à obtenir ce matériel médical, se retrouve à devoir le payer au prix fort (15).

En somme, ne disposant pas de tests en nombre suffisant, le Conseil fédéral n’a pas pu prendre l’option de tester massivement sur un temps conséquent. Ainsi le dépistage, une stratégie centrale du dispositif de prévention du CoVid-19 selon les scientifiques (16), n’a pas pu être mené largement. Les logiques de marché sont l’une des principales causes de cette pénurie de tests. Il en existe d’autres, comme le fait que le plan pandémie de la Suisse a été basé sur un scénario de grippe qui ne nécessite pas de tels test. Cette pénurie n’a donc pas été anticipée (17). Dans un rapport daté de 2018, l’ancien chef de l’OFSP annonçait « déjà le problème majeur qu’a révélé la crise : la forte dépendance de la Suisse par rapport à l’étranger concernant l’approvisionnement en biens médicaux. En quittant l’ère de la guerre froide, l’on est passé en Suisse d’une politique de stock à une logique d’achats en flux tendu. C’est celle-ci qu’il faudra remettre en question. » (18)

Alors que la Suisse est à court de masques, de tests de dépistage et de personnel de santé, au point de rappeler des retraité·e·s, d’engager des étudiant·e·s et de faire intervenir l’armée et la protection civile, deux cadrages classiques de la santé publique suisse se déploient : l’individualisation du risque et la responsabilisation des individus couplées à la métaphore guerrière.

Risques et responsabilité sanitaires : un problème individuel

 

Tout en reproduisant, dans certaines situations de travail et de logement, les conditions idéales de propagation du CoVid-19 et en les imposant à une partie de la population, le Conseil fédéral n’a de cesse d’enjoindre les citoyen·ne·s à être responsable, c’est à dire suivre les règles de semi-confinement qu’il dicte. Au point de donner l’impression que tout repose sur le comportements et les gestes responsables des individus. Cette tendance dépasse évidemment l’État. C’est ainsi que la Société suisse des entrepreneurs (SSE) tente de reporter la responsabilité du respect des normes sanitaires sur les travailleurs et les travailleuses en les obligeant à signer une « auto-déclaration » selon laquelle c’est à elles et eux « d’appliquer les mesures de protection » (19).

L’individualisation du risque est une caractéristique centrale de différents dispositifs de prévention et de soins de maladies transmissibles, comme le VIH, la tuberculose et maintenant le CoVid-19. Les actions publiques leur étant dévolues, souvent conceptualisées et communiquées comme des guerres ciblant des microbes, se mènent à au niveau de l’individu et plus précisément de son corps, vu comme une potentielle forteresse à microbes. Ce cadrage transforme le risque en menace logée au sein même de la personne. Cette manière de voir dissimule souvent les phénomènes extérieurs, conséquences des politiques néolibérales : inégalités d’accès aux soins et à la prévention, promiscuité des logements, risques au travail, précarité sous diverses formes. Ce cadrage exhibe les causes individuelles et simultanément gomme les causes systémiques et sociales de la maladie.

L’individualisation du risque s’accompagne de la responsabilisation de l’individu. En réponse au vieux dilemme de la santé publique: la responsabilité de la santé incombe-t-elle à l’individu ou à la société? – la santé publique actuelle en régime néolibéral penche davantage pour la responsabilité individuelle.

L’individualisation du risque ouvre par ailleurs le champ au contrôle des individus : dans le cas du CoVid-19, surveillance des regroupements par la police et des caméras, par la mobilisation de la protection civile dans les parcs, par la surveillance de nos déplacements via nos téléphones ou le contrôle de nos statuts sanitaires par des tests peut-être à venir…

Métaphores et comparaisons guerrières

 

Dans son Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (COVID-19) datée du 13 mars 2020, le Conseil fédéral écrit que cette dernière « ordonne des mesures visant la population, les organisations, les institutions et les cantons dans le but de diminuer le risque de transmission du coronavirus (COVID-19) et de lutter contre lui ». S’en suivront différents usages du cadrage guerrier en Suisse, dans la presse, par des journalistes et des personnes interrogées (20), et dans des communications écrites, par l’industrie et le patronat (21). Ailleurs également. Le 16 mars, Macron énonce :

« Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. »

Il n’y a rien de nouveau. Les médias, les autorités nationales et internationales de la santé publique, tout autant que les scientifiques et le personnel de santé (22) font usage d’un champ lexical guerrier pour décrire les actions publiques mises en place en réponse à différentes maladies transmissibles telles que le HIV, la tuberculose, le virus d’Ebola, le H1N1 ou le CoVid-19. Le cadrage transversal de « la lutte contre » constitue une façon de réagir collectivement aux problèmes qu’engendrent ces épidémies.

Dans les productions scientifiques médicales, le corps est décrit comme un champ de bataille et le système immunitaire comme un système de défense contre des agents, une sorte d’envahisseurs étrangers. Le corps est représenté à l’image d’un état-nation qui poste à ses frontières un système de surveillance pour se protéger des envahisseurs étrangers (23). Dans le monde médical, il est d’usage d’employer des métaphores militaires : « C’est l’imaginaire de la guerre et du combat qui sous-tend quotidiennement la relation entretenue avec la maladie et la thérapeutique. » (24) Les cadrages sont sujets à modification et ne sont pas identiques partout. Rien ne permet de penser que la conception occidentale d’un corps comme zone de combat soit universelle ou naturelle. De surcroît l’image d’un combat , à l’intérieur du corps n’a pas existé de tout temps (25). Cependant, l’histoire de l’immunologie et de l’épidémiologie sont « parfaitement en phase avec l’idéologie néolibérale, pour laquelle la vie sociale est de toute façon une lutte permanente » (26). La sociologue Marie-Christine Pouchelle posait une question qui demeure ouverte :

« Quant au « combat » contre la maladie, qui dans son principe implique parfois la victoire à tout prix, et donc la production de pathologies iatrogènes (27), peut-on imaginer qu’il cesse ? » (28)

Hors du champ médical, on retrouve les métaphores guerrières, par exemple dans le travail de la police. Tant aux États-Unis qu’en France, le cadrage du « contrôle de la criminalité » a été remplacé par celui de la « guerre contre le crime ». Défendant l’idée que la « rhétorique guerrière a un coût », l’anthropologue Didier Fassin met en avant l’une des conséquences du cadrage guerrier : « par un effet de rhétorique qui élude les enjeux de ségrégation et d’inégalités pour se focaliser sur les seuls problèmes de désordres et de violences, la question sociale se transforme en question martiale » (29).

Pour un renversement de la question martiale en une question sociale

 

Par le cadrage guerrier, les gouvernements créent artificiellement un « Nous » contre un « ennemi ». Il est intéressant de noter qu’existe simultanément une individualisation des responsabilités et une exhortation à être une communauté nationale au combat. En Suisse, la mobilisation de l’armée mais surtout de la protection civile participe à cela. Ces dispositifs renforcent l’idée « d’union sanitaire nationale ». Une union sanitaire nationale qui face aux inégalités détourne le regard refusant de prêter attention aux différences dans l’accès aux soins ainsi qu’aux différences quant aux conséquences économiques de la crise. Il sera en effet d’autant plus facile de faire payer à tout le monde, indifféremment du revenu de chacun, le coût de la crise puisque que nous sommes tou·te·s ensemble dans cette guerre.

L’idée que nous serions toutes et tous, ensemble, dans cette guerre masque de nombreuses inégalités. A commencer par qui est au front, qui n’a d’autre choix que d’aller travailler dans des conditions risquées, qui est plus exposé aux risques, qui meurt ? Mais encore, quelles sont les différences dans les conditions de confinement et dans les conséquences économiques de la crise. En temps ordinaire, le travail des soins à la personne est peu valorisé qu’il soit rémunéré ou non. Le CoVid-19 fait davantage apparaître ceux et celles qui sont au front et exercent des métiers essentiels. Ce sont des femmes, des personnes mal payées et souvent racisées. Elles travaillent dans les soins, la vente, le nettoyage, la livraison, etc. Cependant, cette soudaine visibilité ne s’accompagne pas de l’objectif de revalorisation de ces métiers, ni d’améliorations des conditions de travail (en terme de pénibilité, de manque de personnel ou d’augmentation des bas salaires) qui se pérenniseraient au sortir de la crise.

De nombreux journaux ont insisté, sur le mode de la révélation, en dévoilant des inégalités et le rapport inadéquat entre l’utilité sociale d’un métier et sa rémunération. Cette insistance médiatique permettra précisément d’annuler l’effet durable de cette prétendue révélation d’un fait largement connu. Les ouvriers, les ressortissants de territoires colonisés qui ont combattus durant la Première guerre mondiale ont été applaudis et célébrés aussi longtemps qu’on a eu besoin d’hommes à envoyer au front. La stratification sociale ne devait absolument pas être bouleversée au sortir de la guerre.

Revenons justement au cadrage guerrier dans le champ de la santé. Si guerre il y a : qui est l’ennemi ? Les microbes sont les premières cibles des luttes contre les maladies transmissibles. La guerre aux microbes que représentent les luttes contre différentes maladies transmissibles en Suisse se mène principalement à l’échelle de l’individu et plus particulièrement de son corps envisagé comme une citadelle à microbes. Ce cadrage guerrier se combine au cadrage individuel, c’est-à-dire à l’incorporation des risques dans les individus et à l’individualisation du risque.

Il y a différents impacts de ce cadrage guerrier dans le champ de la santé. L’un deux, c’est la stigmatisation de personnes ou de groupes d’individus. Lorsque la cible des actions publiques glisse de la maladie aux malades, aux personnes considérées à risque ou désignées comme responsables de la perpétuation d’une épidémie (par exemple lors des épidémies de tuberculose ou sida ce sont les personnes sans abris, les personnes migrant·e·s, les hommes homosexuels qui ont été stigmatisés). La riposte « Fight AIDS not people with AIDS », slogan des militant·e·s d’Act Up, illustre la tentative de groupes définis comme à risque de redéfinir la cible de la lutte. Concernant le CoVid-19, des personnes identifiées comme chinoises ont été la cible de stigmatisation dans différents pays. Si cela n’a pas défrayé la chronique en Suisse, les échos de ce genre de réactions n’ont pas manqué. Par exemple, le 4 mars 2020 lors d’une formation en langue, les étudiant·e·s au lieu de s’asseoir aux places habituelles se sont écartées d’une personne d’origine chinoise et ont demandé à l’enseignant de faire cours avec la porte et les fenêtres ouvertes (30).

Un autre impact est qu’en ciblant les corps des individus ou des groupes d’individus, ces cadrages guerriers et les dispositifs qu’ils imposent laissent hors-champ d’autres phénomènes sociaux, économiques et politiques. Ces cadrages brouillent les pistes : l’ennemi devient un microbe invisible, une personne ou des groupes (qui sont parfois même accusés d’être partiellement responsable de l’épidémie) alors que le véritable ennemi : le capitalisme et son organisation sociale demeurent hors-champ.

De l’ennemi invisible à l’« ennemi très visible et actif : la classe capitaliste »

 

Si nous décidons de continuer à filer la métaphore guerrière, faute de mieux pour l’instant, changeons alors la cible. L’anthropologue Charlotte Brives fait une proposition similaire lorsqu’elle écrit :  

« Ce n’est pas contre les virus qu’il faut être en guerre, mais bien davantage contre des systèmes politiques et économiques qui, loin d’être conçus pour remédier à la précarité (très différenciée !) des vies humaines et non-humaines, l’instrumentalisent et l’accentuent parce qu’elle est inhérente et indispensable au bon fonctionnement de la domination néolibérale. Alors même que ces systèmes accélèrent la production d’agents pathogènes, avec l’élevage et l’agriculture industrialisés, et leur dissémination, avec la grande intensité des échanges dans l’interconnexion généralisée des espaces. » (31)

Luttons contre les mécanismes ayant mené à cette crise sanitaire (et à celles du siècle passé) : la précarisation d’une partie de la population, les conditions de travail et de logement inadéquates (exiguïté, promiscuité, insalubrité, stress,…); les coupes budgétaires et les logiques du marché (manque de matériel médical et de personnel, …); les intérêts économiques de l’industrie pharmaceutique (choix de ne pas investir dans des secteurs qui ne leur rapportent pas ou pas assez), etc. ! En somme, nous voilà face à un « ennemi très visible et actif : la classe capitaliste » pour reprendre l’expression d’un camarade anonyme (32).

Inégalités face à la prévention

 

Comme le relève David Harvey, il subsiste un imaginaire épidémique selon lequel la société serait touchée de façon transversale, mais cela ne correspond plus à ce que nous pouvons observer aujourd’hui. La célèbre citation de Thucydide sur la peste d’Athènes est remarquable à cet égard :

« A la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s’enrichissaient tout à coup des biens des morts, on chercha des profits et des jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. […] Nul n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines: on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l’impiété, depuis que l’on voyait tout le monde périr indistinctement. » (33)

Tel n’est pas, loin s’en faut, le scénario que nous connaissons aujourd’hui. L’agencement général de la société n’a pas été – et ne sera pas – ébranlé par la pandémie. Comme le reste du temps, les pauvres meurent plus et plus tôt du CoVid-19 : parce qu’ils et elles y sont plus exposé·e·s (impossibilité de se retirer de sa place de travail et promiscuité dans un logement surpeuplé), parce qu’ils et elles souffrent des comorbidités associées à la pauvreté, parce qu’ils et elles accèdent plus difficilement aux soins. Plus nous montons dans l’échelle sociale plus les possibilités de se protéger augmentent.  

Même au journal télévisé, il est dit que « le coronavirus exacerbe les inégalités sociales » (34). Il s’agit d’un constat partagé, en effet la pandémie du CoVid-19 rend plus visibles certaines inégalités sociales et les augmente. En revanche, les façons de voir les causes de cette pandémie et les impacts de sa gestion divergent. Par exemple, là où la RTS voit des oublié·e·s des politiques publiques, nous y voyons des exclu·e·s, c’est-à-dire que nous comprenons que leurs situations sont le fruit de décisions politiques volontaires. La naïveté de circonstance des journalistes qui semblent découvrir ces inégalités sociales est surprenante de la part de celles et ceux qui réclament des preuves pour des phénomènes qui sont largement prouvés par ailleurs et dont il n’y a aucune raison de croire qu’ils ne se produisent pas s’agissant du CoVid-19. A ce sujet, la réponse du géographe Ola Söderström à un journaliste du Temps qui l’interroge sur la réalité de l’augmentation du risque en fonction de facteurs de classe est aussi cinglante que vraie : « La réponse on l’a déjà […] On sait que globalement les personnes les moins aisées sont plus exposées au risques» (35).

Certaines personnes ont plus de risques d’être infectées puisqu’elles sont moins protégées que d’autres en raison de leurs conditions de vie (travail, logement, …), fruits de choix politiques passés et de la gestion de la crise actuelle par le gouvernement. En somme, face au risque d’être infecté-es, nous ne sommes pas toutes égales et égaux et l’État aux ordres des capitalistes y est pour beaucoup.

Durant la crise du CoVid-19, pendant qu’une partie de la société, avant tout les riches, la hiérarchie, les cadres intermédiaires, les managers et une partie de la classe moyenne, est en situation de télé-travail depuis mars 2020, un autre pan de la société, les pauvres, le plus souvent des femmes, des bas salaires, des personnes précaires, des immigré-es travaillent à leurs postes habituels. Parmi ces travailleuses et travailleurs des supermarchés, des EMS, des chantiers, des hôpitaux, de l’aéroport, des institutions médico-sociales, certaines personnes mal protégées voire pas protégées du tout ont témoigné du manque de matériel et de procédures de protection (masque, gels hydro-alcoolique, de procédés permettant de tenir les distances sociales requises, etc.). Un maçon résume ce constat : « notre santé et celle de nos familles valent moins que celle d’autres parties de la société » (36). Au sein d’entreprises et d’institutions, les employé·e·s au «front» observent bien souvent que« la hiérarchie fait du télétravail depuis un certain temps » à l’instar d’une agente à l’aéroport (37) ou d’une éducatrice sociale : « les psychiatres sont en télétravail et les hôpitaux psychiatriques sont débordés» (38). Dans tous ces secteurs, des travailleurs et travailleuses en première ligne tombent malades et certain·e·s en meurent, en France, des soignant·e·s et aux États-Unis, des employé·e·s de l’industrie de la viande.

Le fait d’être plus exposé au risque d’infection peut non seulement affecter la santé d’une personne mais également celle de ses proches et, par extension, de sa communauté. Parfois il s’agit même de collectifs de circonstances (39), plus ou moins temporaires, créés par l’État. Ce dernier impose à une partie de la population des lieux d’hébergements surpeuplés impliquant une promiscuité élevée, et de cette manière il produit les conditions mêmes de la propagation de maladies transmissibles comme le CoVid-19. Pour les personnes sans-papiers, c’est leur exclusion du marché officiel du travail et du logement qui rend leur situation précaire. Certain·e·s, ne trouvant pas à se loger, se retrouvent dans des chambres surpeuplées louées par des marchands de sommeil. A ces différentes personnes, la promiscuité et les risques sanitaires qui en découlent sont imposés de manière directe (obligation d’y vivre) ou indirecte (non-accès un autre logement). Enfin certaines autres personnes sont soit livrées à elles-mêmes, comme un homme en auto-quarantaine dans sa voiture ou des jeunes mineur·e·s non accompagné·e·s (MNA) qui ont faim dans un des pays les plus riches du monde (40). Ou encore comme les milliers de sans-papiers qui en temps normal travaillent mais qui ont perdu leur emploi à cause du CoVid 19. Ceux-ci sont exclus de tout dispositif de protection sociale et se retrouvent à faire des heures de queue pour l’équivalent de 20.- de denrées alimentaires pendant que celles et ceux qui les emploient sont en télétravail ou retiré·e·s dans leur chalet (41).

Hormis quelques réaménagements dans les foyers (transferts de personnes des abris sous-terrain à des foyers «sur-sol» ou à la caserne désaffectée des Vernets à Genève ; tentatives d’isoler à l’intérieur des foyers, des individus malades) et dans les prisons, l’option de vie en collectivité avec promiscuité et risque augmenté d’être infecté·e est globalement maintenue. D’autres options, comme celle de réquisitionner ou d’avoir recours à des chambres d’hôtel vides (42) ou des appartements vacants pour les personnes sans domicile fixe, les personnes en exil etc, n’ont pas été retenues à Genève, ni même celle de libérer des prisonnier·e·s.

Ces différentes situations soulignent l’accès inégal à la prévention de certains groupes en comparaison avec le reste de la population. Elles ne sont pas nouvelles mais aujourd’hui plus visibles, donc encore plus évidentes à dénoncer.

Des cadrages alternatifs et de la difficulté de formuler autre chose

 

En désignant ces cadrages, nous affrontons une double difficulté. Première difficulté, puisqu’ils décrivent la réalité dans laquelle nous baignons, ils ont toutes les chances d’être pris pour des évidences qui dès lors méritent à peine qu’on les mentionne. Seconde difficulté, ces cadrages ne sont plus perçus comme des choix construits, mais comme la seule voie rationnelle. Les acquis des sciences sociales en matière de santé accumulés ces 50 dernières années permettent de tracer un chemin critique très clair pourtant ils semblent presque impossibles à mobiliser pour construire un programme qui puisse faire concurrence au programme néolibéral.

Les propositions qui émergent des partis politiques progressistes européens en matière de santé publique ne consistent plus qu’en des tentatives désespérées de réparer les dégâts du néolibéralisme, essentiellement en injectant de l’argent partout où cela leur semble possible. Or, c’est un changement radical de perspective qui est nécessaire, non seulement parce que le système capitaliste ne fonctionne pas, mais surtout parce que nous ne voulons ni de l’individualisation ni des formes guerrières qu’il promeut.

Au-delà du constat que nous venons de dresser, nous voudrions nous donner les moyens de prolonger le discours critique par une réflexion sur le changement que nous désirons. Ce sera sans doute l’objet de textes à venir.

 

Notes de bas de page

 

(1) Comme un cadre de photographie, le cadrage capte l’attention « en mettant entre parenthèses ce qui, dans notre champ sensuel, est « dans le cadre » et ce qui est « hors cadre » ». Le cadrage participe à raconter une histoire plutôt qu’une autre. Snow, Soule, Kriesi (ed), _The Blackwell Companion to Social Movements_, Blackwell, 2004.

(2) Microbes dans ce texte : mot-valise comprenant tous les agents pathogènes tels que virus, bactéries et compagnie.

(3) Déclaration d’Alma Ata

(4) Alison Rosamund Katz, « Contrôle des épidémies? L’OMS avait la solution il y a 40 ans », CETIM, 16 avril 2020.

(5) L’année dernière, le directeur général de l’OMS lors du sommet mondial de la santé à Berlin s’exprimait avec ces mots : « L’investissement initial de US$14,1 milliards pour la période 2019-2023 représente un excellent rapport qualité prix et va engendrer un retour sur investissement de 2-4 % de croissance économique. Aucune marchandise au monde n’est plus précieuse », cité par Katz.

(6) Entretien avec Guillaume Lachenal, « Le Nigeria est mieux préparé que nous aux épidémies », Mediapart, 20 avril 2020.

(7) « Des Suisses vendent cher leurs masques à l’étranger, Tribune de Genève, 25 avril 2020.

(8) « Des Suisses vendent cher leurs masques à l’étranger », Tribune de Genève, 25 avril 2020.

(9) 19h30, RTS 1, 5 avril 2020.

(10) « Bas les masques », Le Courrier, 7 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(11) « La préparation à une pandémie a été négligée de façon irresponsable », Le Matin Dimanche, 26 avril 2020.

(12) « La Suisse n’avançait pas masquée », Le Courrier, 7 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(13) « Comment en est-on arrivé à manquer de masques de protection ? », La Tribune de Genève, 13 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(14) Établissements médico-sociaux (EMS) : lieux de vie accueillant des personnes âgées nécessitant des soins et un accompagnement de longue durée. Les EPADH en Suisse.

(15) « Face au virus, les défenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020.

(16) «Il est clair qu’il y a eu des goulets d’étranglement dans les tests, confirme [le] président de la task force scientifique nationale sur le coronavirus. Or je suis d’avis qu’il faut tester très largement. D’abord parce que ça permet de mieux comprendre l’épidémie, mais surtout parce qu’on découvre de nouvelles infections, que cela permet de faire du contact tracing, de mettre les gens en quarantaine et de mieux endiguer la maladie.» (« Face au virus, les défenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020).

(17) « Face au virus, les défenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020.

(18) « Sur le papier, la Suisse était prête », Le Temps, 13 avril 2020.

(19) Communiqué de presse de la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), 30 mars 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(20) « Soins, transmission, hygiène: comment lutter contre le CoVid-19: Prof de HUG et expert de l’OMS, l’épidémiologiste Didier Pittet est sur le pied de guerre pour faire face à une situation sans précédent. » titre L’illustré. La Tribune de Genève propose une galerie de photo avec le descriptif suivant : « La pandémie met le territoire helvétique au pas. Écoles fermées, confinements, réorganisations des soins: chronologie d’une guerre d’un nouveau genre. » (16 avril 20). Dans la Matinale, une journaliste présente une presque centenaire : « Depuis le début de la crise sanitaire, elle pense beaucoup à la comparaison avec la Seconde Guerre mondiale, qu’elle a vécue au début de sa vingtaine ». Cette femme des Diablerets dit à l’antenne: « La guerre au microbe, c’est un peu comme la guerre, sauf qu’avant on voyait les gens, on s’aidait, on s’embrassait… Tandis que maintenant, on se fuit! C’est une autre guerre parce que là on sait tout, tandis qu’à l’époque on ne savait que ce qui se passait au village.» (6 avril 2020).

(21) « Aujourd’hui, Novartis met gratuitement à disposition des hôpitaux une quantité importante d’hydroxychloroquine afin de traiter les patients atteints du CoVid-19 en Suisse. Ceci va permettre aux patients d’avoir accès à un traitement potentiellement efficace tout en faisant avancer la recherche clinique en matière de lutte contre le virus. » (site internet Novartis). Tandis qu’Avenir Suisse titre: « Accorder plus de liberté aux entreprises pour lutter contre le coronavirus » (Site internet Avenir Suisse, publication, 2 avril 2020).

(22) « Dans une guerre comme celle-ci, on ne peut se permettre de s’exposer à l’apparition de nouveaux foyers de contagion qui risquent de transformer ces centres de convalescence en ‘bombes virales’ qui diffusent le virus », a mis en garde (le) président de la Société de gériatrie italienne. » Le Nouvelliste

(23) Emily Martin, « Toward an Anthropology of Immunology: The Body as Nation State », Medical Anthropology Quarterly, Vol4. N°2, décembre 1990, 410-426.

(24) Marie-Christine Pouchelle, « Pour une histoire et une anthropologie des effets iatrogènes du «combat» contre la maladie », Asclepio, 2002, vol. 54, no 1, p.38.

(25) Martin Emily, _Flexible Bodies: Tracking Immunity in American Culture-from the Days of Polio to the Age of AIDS_, Boston, Beacon Presse, 1994.

(26) Charlotte Brives, « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Le Média, 31 mars 2020.

(27) Iatrogène : trouble ou maladie provoqués par un·e médecin, un acte médical ou la prise de médicaments, que ce soit ou non dû à une erreur médicale.

(28) Marie-Christine Pouchelle, « Pour une histoire et une anthropologie des effets iatrogènes du «combat» contre la maladie », Asclepio, 2002, vol. 54, no 1, p.49.

(29) Fassin Didier, La force de l’ordre: une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Éd. du Seuil, 2011, pp.70-71.

(30) Communication personnelle, Genève.

(31) Charlotte Brives, « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Le Média, 31 mars 2020.

(32) FD, « CONJONCTURE ÉPIDÉMIQUE crise écologique, crise économique et communisation », Des nouvelles du front, 17 avril 2020.

(33) David Harvey, « Covid-19 : où va le capitalisme ? Une analyse marxiste », Contretemps, 7 avril 2020.

(34) 19h30, _RTS 1_, 9 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(35) « Qui sont les victimes suisses du coronavirus? », Le Temps, 15 avril 2020.

(36) Notre traduction de l’« Interview: «Baustellen sollten geschlossen werden, bei gleichzeitigem Lohnausgleich» », Aufbau, 29 mars 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(37) « J’ai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de répondre à la question : santé ou argent ? » : témoignage de deux agentes d’escale à l’aéroport de Genève, avril 2020.

(38) 19h30, RTS 1, 10 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(39) Par exemple, des personnes en exil logées dans des foyers, des abris PCi (bunkers) dans certains cantons, et des centres de détention ou encore des détenu·e·s en prison.

(40) « Ils m’ont juste dit : « Restez chez vous et restez seul » » : témoignage d’un homme en quarantaine dans sa voiture, mars 2020 ; « Parmi les professionnels, très peu percevaient que ces jeunes souffraient. » : témoignage d’une infirmière, mars 2020.

(41) « A Genève, des heures d’attente pour un sac de nourriture », Le Temps, 3 mai 2020.

(42) Si trente et une chambres ont été mises à disposition par le directeur d’un hôtel de Genève, il s’agit là d’un phénomène marginal. « À Genève, des sans-abri logés dans un hôtel étoilé », 24 heures, 21 avril 2020.

Victor Polay, confinement sur la base navale du Pérou

Victor Polay, confinement sur la base navale du Pérou

Parmi les 100 000 prisonniers des 68 prisons péruviennes, qui ont une capacité de 38 000 personnes, le désespoir est total. Sans que les chiffres ne fassent l’unanimité, on parle d’une dizaine de décès par covid-19 et de centaines de personnes infectées. À la prison de Castro Castro, les récentes protestations, pour obtenir des mesures de sécurité face à la maladie et des médicaments, ont donné lieu à une répression que nous avons pu voir sur des images dures et choquantes. Le bilan de 9 morts et de dizaines de blessés fait peser une atmosphère très lourde. L’annonce de la libération de prisonniers, pour remédier à la situation, reste en suspens. Par ailleurs, à Lima, il existe encore une autre prison avec des conditions spéciales. Située sur la base navale du Callao, elle ne compte que six personnes : cinq prisonniers politiques et Vladimir Montesinos, un ancien chef du renseignement sous Fujimori, qui avait lui-même ordonné la construction de cette prison. Placé à l’isolement depuis des années, Víctor Polay Campos est l’un des prisonniers politiques de Callao.

Cet article est le deuxième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Par Emilia Igreda.

« Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté.« 

Némésis, la déesse de la vengeance, est le nom que l’on donne à la prison de la base navale du Callao où Victor Polay, commandant en chef du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) – une organisation politico-militaire qui a mené une insurrection armée dans le pays dans les années 1980 – a été détenu 25 ans, sur les 28 ans qu’il a passés en prison. Dans cette base de la côte Pacifique, les prisonniers se comptent sur les doigts de la main et les visites sont minutieusement contrôlées.

Une proche : « … j’arrive dans la précipitation des soucis quotidiens, la voiture a traversé à toute vitesse les quartiers les plus pauvres et les plus violents du port du Callao. Au bout de quarante-cinq minutes, je suis devant un poste de contrôle tenu par deux marins qui portent des armes de guerre et ne laissent entrer personne. À partir de là, il y a une grande tension de la part des agents de la marine en uniforme, certains armés ; je dois me présenter et expliquer la raison de ma présence à tout le personnel que je rencontre, en plusieurs points de contrôle le long du chemin. Silencieuse, calme, acceptant tout, sachant qu’après cela je verrai Victor… »

Né à Callao le 6 avril 1951, Victor Polay Campos est issu d’une éminente famille apriste (n.d.t. : l’APRA est l’Alliance populaire révolutionnaire américaine), fondatrice de l’un des plus anciens partis du Pérou, au sein duquel il a milité durant son enfance et sa jeunesse. En 1972, il est arrêté pour la première fois et accusé par la police de participer à des activités contre la dictature militaire. À cette occasion, il est détenu plusieurs mois à la prison de Lurigancho, située dans l’un des quartiers les plus denses d’Amérique latine avec près d’un million et demi d’habitants. Aujourd’hui, cette prison, située à un kilomètre à peine de Castro Castro, est la plus surpeuplée du pays. Les prisonniers, du haut des pavillons, protestent pacifiquement en réclamant le droit à la vie. « Nous ne voulons pas mourir », « Nous voulons des tests covid ». Le Pérou est aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre d’infections dans la région, derrière le Brésil.

À sa libération, Victor se rend en Espagne et en France pour étudier la sociologie et l’économie politique à l’Université Complutense de Madrid et à La Sorbonne à Paris. En Europe, il quitte l’APRA et rejoint le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Cinq ans plus tard, lors de son retour au Pérou, son engagement et son militantisme politique révolutionnaire le conduisent à rejoindre le MRTA.

En 1989, il est arrêté dans la ville andine de Huancayo, où il rejoint le contingent de prisonniers du MRTA et entre dans la prison de Canto Grande, considérée comme la première prison moderne de sécurité maximale du pays. Dès la première minute d’enfermement, les prisonniers du MRTA organisent une évasion. A l’image des célèbres évasions des Tupamaros à Montevideo et de la prison de San Carlos au Venezuela, avec 47 camarades ils réussissent, en 1990, à s’échapper par un tunnel construit de l’extérieur vers l’intérieur, pour poursuivre les activités du mouvement. Deux ans plus tard, Victor est capturé à nouveau et détenu dans la prison de Yanamayo, dans les hautes terres, à plus de 4000 mètres d’altitude. Cette arrestation coïncide avec l’auto-coup d’État de Fujimori, qui a dissous le Congrès pour intervenir sur le pouvoir judiciaire et établir une dictature qui viole tous les droits de l’homme.

Victor Polay : « Avant de quitter la prison de Yanamayo, nous avons été torturés (pour nous faire baisser la tête, comme on le fait avec les taureaux avant qu’ils entrent dans l’arène) et ils nous ont mis des uniformes rayés. Pendant le voyage, ils ont menacé de me jeter de l’avion sur ordre de Fujimori, mais nous n’avons jamais cessé de résister et de protester.
Une fois à la base navale, ils nous ont pris toutes nos affaires. Ils nous ont donné une combinaison, avec deux paires de chaussettes et deux caleçons, comme seuls vêtements. Nous n’avions de contact avec personne et ils ne nous nourrissaient qu’à travers une petite fenêtre. Ils nous traitaient de façon agressive, écrasante. Le personnel était cagoulé. »

Pendant plus d’un an, Victor est complètement isolé, il est détenu sans voir ni parler à personne. Sa famille a pu lui rendre visite en mai 1994. Il vit alors dans la crainte constante d’être emmené un matin à l’aube pour être abattu.

VP : « Le régime de Nemesis pour les dirigeants du MRTA était un régime de « silence et de réflexion », jusqu’à la chute de la dictature à la fin de l’année 2000. C’était cruel et inhumain. Contrairement aux dirigeants du Sentier lumineux, qui passaient la journée ensemble et qui ont bénéficié d’une série d’avantages soi-disant grâce aux « accords de paix », nous, nous étions isolés, nous ne pouvions sortir dans la cour seuls que pendant 10 minutes et nous ne pouvions pas nous voir. Nous faisions toutes nos activités seuls, nous n’avions pas accès aux livres, aux magazines ou aux journaux, ni à la radio ou à la télévision, ni à un miroir pour nous regarder, ni à une horloge pour savoir l’heure, ni à un calendrier pour savoir quel jour nous étions. Les visites des familles étaient de trente minutes par mois, et avec le commandant à côté. »

Jusqu’au retour de la démocratie, le régime qui gouverne « la déesse de la vengeance » n’a pas changé. Pendant plus de 10 ans, des conditions de détention abjectes ont été maintenues. Aujourd’hui, les parents directs de Victor peuvent partager trois heures par semaine avec lui. Mais le régime d’isolement dans lequel il vit n’a pas changé. Une sorte d’éternité monstrueuse.

Une proche : « … je suis dans ce qu’ils appellent le CEREC, le Centre de réclusion du Callao. Un bâtiment avec de hauts murs et des clôtures, entouré de fils barbelés au milieu de nulle part, à l’intérieur de la base navale du Callao. Personne ne sait exactement où elle se trouve, parce que tous les visiteurs y sont amenés dans un véhicule complètement fermé. Dès que je sors du véhicule, je me moque des heures d’attente, de l’ambulance dans laquelle nous sommes transférés, totalement hermétique et étouffante, du traitement hautain des agents, puis de la fouille minutieuse. Rien de tout cela n’a d’importance si c’est pour te voir, si c’est pour te parler trois heures par semaine. Si c’est pour tenter le bonheur dans ce temps infini, dans ces deux mètres carrés sans fenêtres, sans air et avec des geôliers écoutant tout. »

Avec tant de silences accumulés et tant de temps incrustés dans les plis de la peau, Nemesis cherche à ce que les prisonniers se perdent eux-mêmes. Il est surprenant de voir à quel point les êtres humains sont capables de résister.

VP : « Nous, les dirigeants du MRTA qui nous trouvions dans ces conditions, ne nous sommes jamais inclinés, et n’avons jamais été prêts à signer un quelconque soutien à la dictature. Lorsque, en 1998, nous avons appris que les jeunes avaient rompu avec la peur et s’étaient mobilisés dans les rues, nous avons entamé une grève de la faim de 30 jours, dans le but de faire passer le message que, depuis l’endroit le plus contrôlé par la répression, il était possible de résister et de lutter. »

Dans le contexte actuel, la crise de covid-19 aggrave encore la situation de vulnérabilité du corps social carcéral de milliers d’âmes au Pérou et dans le monde.

Avec toutes les visites suspendues, sur la base la solitude est totale. L’ancien temps revient dans le nouveau. Depuis le 16 mars, date du début de la quarantaine, la peur fait trembler les familles des prisonniers.

Une proche : « Maintenant, la mort est si proche. Chaque jour nous parviennent des informations sur les quartiers, les hôpitaux et les prisons où les victimes de la pandémie sont de plus en plus nombreuses. L’anxiété et l’angoisse me parcourent et je me demande comment tu te sens dans ce lieu froid et lointain, où un jour ils ont menacé de te tuer en plaçant deux cercueils devant la porte de ta cellule. Comment la vie se passe-t-elle pour toi ces jours-ci ? Es-tu vraiment en sûreté ? Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté. »

L’épée de Damoclès sera toujours là, sachant qu’à plusieurs reprises Victor a échappé à la mort. Maintenant que ce virus parcourt le monde, il faut espérer que les détenu.e.s de Nemesis soit épargnée.